Le
rêve d'un homme ridicule (1877)
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I
Avant, pourtant, je me suis bien rongé
d'avoir l'air ridicule. Pas d'avoir l'air, d'être. J'ai toujours
été ridicule, et je le sais, peut-être, depuis le
jour de ma naissance. J'avais sept ans, peut-être, je savais déjà
que j'étais ridicule. Après, je suis allé à
l'école, après, à l'université, et quoi
? - plus j'apprenais des choses, plus je n'en apprenais qu'une, que
j'étais ridicule Si bien qu'à la fin, toute ma science
universitaire, pour moi, c'était comme si elle n'était
là que pour une chose, pour me prouver et m'expliquer, au fur
et à mesure que je l'approfondissais, que j'étais ridicule.
Et la vie suivait la science. D'année en année, je sentais
grandir et se renforcer en moi cette conscience perpétuelle de
mon air ridicule à tous les points de vue. Tout le monde s'est
toujours moqué de moi. Mais personne ne savait, ne pouvait deviner
que s'il y avait un homme sur terre qui savait plus que tous les autres
que j'étais ridicule, eh bien, c'était moi-même,
et voilà bien ce que je trouvais le plus humiliant qu'ils ne
le sachent pas - mais là, c'était ma propre faute j'ai
toujours été si orgueilleux que, jamais, pour rien au
monde, je n'ai voulu le reconnaître devant personne. Cet orgueil,
il s'accroissait en moi d'année en année. Et si je m'étais
autorisé à le reconnaître même devant n'importe
qui, je crois que, là, sur-le-champ, le soir, je me serais pulvérisé
la tête d'un coup de revolver. Oh, comme je souffrais dans mon
adolescence de ce que je ne puisse pas y résister, et que, d'un
coup, d'une façon ou d'une autre, je le reconnaisse, moi-même,
devant mes camarades. Mais, depuis que j'étais devenu un jeune
homme, même si j'apprenais d'année en année, et
toujours de plus en plus, cette particularité monstrueuse qui
était la mienne, je suis, je ne sais pas pourquoi, devenu un
peu plus calme. Et, justement, je ne sais pas pourquoi, parce que, jusqu'à
maintenant, je suis incapable de dire pourquoi. Peut-être parce
qu'une circonstance faisait croître une angoisse terrible dans
mon âme, une circonstance infiniment plus forte que tout mon être
: je veux dire cette conviction constante qui m'avait pénétré,
que tout au monde, partout, était égal. Cela, je le pressentais
depuis très longtemps. mais cette conviction totale m'est venue
au cours de cette année, et, bizarrement, d'un coup. J'ai senti,
d'un coup, que ça me serait égal qu'il y ait un monde
ou qu'il n'y ait rien nulle part. Je me suis mis à entendre et
à sentir par tout mon être qu'il n'y avait rien de mon
vivant. Au début, j'avais toujours l'impression que, par contre,
il y avait eu beaucoup de choses dans le passé, mais, après,
j'ai compris que, dans le passé non plus, il n'y avait rien eu,
que c'était juste, je ne sais pourquoi, une impression. Petit
à petit. je me suis convaincu qu'il n'y aurait jamais rien non
plus. A ce moment-là, d'un coup, j'ai cessé d'en vouloir
aux hommes, et je ne les ai presque plus remarqués. Vous savez,
ça se disait même dans les détails les plus infimes
par exemple, ça m'arrivait, je marchais dans la me, je me cognais
à quelqu'un. Et pas parce que je pensais à quelque chose,
à quoi pouvais-je bien penser, j'avais complètement arrêté
de penser, à ce moment-là ça m'était égal.
Si encore j'avais résolu les questions. Oh, je n'en avais résolu
aucune, et Dieu sait qu'il y en avait. Mais tout m'était devenu
égal, et les questions s'étaient toutes éloignées. Et donc, mais après ça,
j'ai su la vérité. La vérité, je l'ai sue
en novembre dernier, et plus précisément le trois novembre,
et, depuis ce temps-là, je me souviens de chacun de mes instants.
C'était un soir lugubre, le plus lugubre qu'il puisse y avoir.
A ce moment-là, à onze heures du soir, je rentrais chez
moi, et, justement, je me souviens, je me suis dit que, vraiment, il
ne pouvait pas y avoir de moment plus lugubre. Même d'un point
de vue physique. Il avait plu toute la journée, et c'était
une pluie froide, et la plus lugubre, une pluie, même, qui était
comme féroce, je me souviens de ça, pleine d'une hostilité
flagrante envers les gens, et là, d'un coup, vers onze heures
du soir, la pluie s'est arrêtée, et une humidité
terrible a commencé, c'était encore plus humide et plus
froid que pendant la pluie, et une espèce de vapeur remontait
de tout ça, de chaque pierre dans la rue et de chaque ruelle,
si l'on plongeait ses yeux dedans, au plus profond, le plus loin possible,
depuis la rue. D'un coup, j'ai eu l'idée que si le gaz s'était
éteint partout ç'aurait été plus gai, que
le gaz rendait le coeur plus triste, parce qu'il éclairait tout.
Ce jour-là, je n'avais presque rien mangé, et j'avais
passé tout le début de la soirée chez un ingénieur,
où il y avait encore deux autres amis. Moi, je me taisais toujours,
et je crois que je les ennuyais. Ils parlaient de quelque chose de révoltant,
et même, d'un coup, ils se sont échauffés. Mais
ça leur était égal, je le voyais, et ils s'échauffaient
juste comme ça. C'est bien ce que je leur ai dit d'un coup :
"Messieurs, je leur ai dit, mais ça vous est égal."
Ils ne se sont pas sentis vexés, ils se sont tous moqués
de moi. C'était parce que j'avais dit ça sans le moindre
reproche, et juste parce que ça m'était égal à
moi aussi. Eux, ils avaient vu que ça m'était égal,
ça les avait tous mis en joie. Quand j'ai eu cette idée sur le
gaz, dans la rue, j'ai regardé le ciel. Le ciel était
terriblement obscur, niais on pouvait nettement distinguer les nuages,
avec, entre eux, des taches noires insondables. Tout à coup,
dans une de ces taches noires, j'ai remarqué une toute petite
étoile, et je me suis mis à la regarder fixement. C'était
parce que cette toute petite étoile m'avait donné une
idée : j'ai décidé de me tuer cette nuit-là.
Cette décision, je l'avais prise fermement depuis déjà
deux mois, et, tout pauvre que j'étais, j'avais acheté
un très beau revolver et, le jour même, je l'avais chargé.
Mais deux mois s'étaient déjà passés, et
il était toujours resté dans son tiroir mais tout m'était
tellement égal que j'avais fini par vouloir tomber sur une minute
où ça me serait moins égal - pourquoi ça,
je n'en sais rien. Et donc, de cette façon, tous les soirs, en
rentrant chez moi, je me disais que j'allais me brûler la cervelle.
Je guettais la minute. Et là, donc, maintenant, cette petite
étoile m'avait donné l'idée, et j'ai décidé
que ce serait absolument pour cette nuit. Et pourquoi cette petite étoile
m'a donné cette idée, je n'en sais rien. Et là, pendant que je regardais
le ciel, tout à coup, cette petite fille m'a saisi par le coude.
La rue était déjà déserte, il n'y avait
presque plus personne. Au loin, un cocher dormait sur ses drojkis. La
petite fille avait dans les huit ans, un petit fou-lard sur les épaules,
avec juste une robe, toute trempée, mais je me suis souvenu surtout
de ses souliers, troués et trempés, et je m'en souviens
toujours. Ce sont eux, surtout, qui m'ont sauté aux yeux. Elle,
tout à coup, elle s'est mise à me tirer par le coude et
à m'appeler. Elle ne pleurait pas mais, d'une voix bizarrement
hoquetante, elle criait des mots qu'elle n'arrivait pas à prononcer
correctement, parce qu'elle était prise de fièvre, traversée
de frissons. Je ne sais pas pourquoi, elle criait, d'une voix terro-risée,
désespérée : "Ma maman! Ma maman!" Je
m'étais déjà tourné vers elle, mais je n'ai
pas dit un mot, et je poursuivais mon chemin, mais elle, elle me poursuivait
et me tirait par le coude, et, à ce moment-là, sa voix
a eu ce son qui signifie le désespoir chez les enfants vraiment
terrorisés. Ce son, je le connais. Même si elle n'articulait
pas les mots, j'ai bien compris que sa mère était en train
de mourir je ne sais où, ou bien que quelque chose leur était
arrivé, et qu'elle avait couru appeler quelqu'un, trouver quelque
chose, pour aider sa maman. Mais je ne l'ai pas suivie et, au contraire,
j'ai eu tout à coup l'idée de la chasser. J'ai commencé
par lui dire d'aller trouver un gendarme. Mais, d'un seul coup, elle
a joint ses petites mains comme pour me supplier, et, en sanglotant,
en haletant, elle courait toujours à côté de moi
et ne me lâchait pas. C'est là que j'ai tapé du
pied et que j'ai crié. Elle, elle s'est juste exclamée
: "Monsieur, monsieur!..." mais, d'un seul coup, elle m'a
abandonné et elle a traversé la rue, à toute vitesse
: là aussi un passant venait d'apparaître, et, visiblement,
elle m'abandonnait pour se jeter vers lui. J'ai grimpé jusqu'à mon
quatrième étage. Je vis en location, nous avons des meublés.
Ma chambre, elle est pauvre et petite, avec une fenêtre de grenier,
en demi-cintre. J'ai un divan couvert de toile cirée, un bureau
sur lequel il y a des livres, deux chaises, et un fauteuil profond,
d'une vieillesse insigne, mais un fauteuil Voltaire. Je me suis assis,
j'ai allumé la bougie, et j'ai pensé. A côté,
dans l'autre chambre, derrière la cloison, la débauche
continuait. Cela fai-sait deux jours qu'ils n'arrêtaient pas.
La pièce était occupée par un capitaine à
la retraite, et il avait des invités - cinq ou six bons à
rien, ils buvaient de la vodka et ils jouaient au stoss avec des cartes
usées. La nuit d'avant, il y avait eu une bagarre, et je sais
que deux d'entre eux s'étaient longuement traînés
par la tignasse. La logeuse voulait se plaindre, mais elle a une peur
bleue du capitaine. Comme autres locataires dans nos meublés,
il n'y a qu'une petite dame malingre et frêle, une femme de soldat,
une provinciale, avec trois petits enfants, et qui sont tous tombés
malades dans nos meublés. Ses enfants et elle, ils ont peur du
capitaine à s'en évanouir, ils passent la nuit à
trembler et se signer, et, même, le plus petit, de peur, a fait
une espèce de crise. Ce capitaine, je le sais de source söre,
il lui arrive d'arrêter les passants sur le Nevski et de demander
l'aumône. On ne veut de lui à aucun poste, mais, chose
étrange (c'est bien pour cela que je le raconte), ce capitaine,
depuis un mois qu'il vit chez nous, il ne m'a jamais énervé
le moins du monde. Evidem-ment, et dès le début, j'ai
évité de le fréquenter, et puis il s'est vite ennuyé,
avec moi, mais ils avaient beau crier tant qu'ils voulaient derrière
la cloison, et s entasser à autant qu'ils voulaient, moi, ça
m'était toujours égal. Je reste toute la nuit dans mon
fauteuil, et, réellement, je ne les entends pas - tellement je
les oublie. Parce que, toutes les nuits, je ne dors pas, et jusqu'à
l'aube, et voilà déjà un an que ça dure.
Je passe toutes mes nuits devant mon bureau, dans mon fauteuil, et je
ne fais rien. Les livres, je ne les lis que dans la journée.
Je reste là, et, même, je ne pense pas, c'est juste comme
ça, quelques pensées errantes, et je les laisse errer.
La bougie fond jusqu'au bout pendant la nuit. Je me suis assis a mon
bureau sans faire de bruit, j'ai sorti le revolver et je l'ai posé
devant moi. Quand je l'ai sorti, je me souviens, je me suis demandé
: "Oui ?" et je me suis répondu, d'une manière
absolument affirmative : "Oui." C'est-à-dire que j'allais
me tuer. Je savais que, cette nuit-là, j'allais me tuer à
coup sûr, mais combien de temps j'allais encore rester devant
mon bureau jusqu'à ce moment-là, cela, je n'en savais
rien. Et, bien sur, je me serais tué, sans cette petite fille. II
III
En rêve, il vous arrive de tomber
d'une hauteur, ou bien on vous égorge, ou l'on vous bat, mais
vous ne sentez jamais de douleur, sauf si réellement, vous-même,
d'une façon ou d'une autre, vous vous cognez dans votre lit,
auquel cas, vous sentirez de la douleur et cette douleur, presque toujours,
vous réveillera. C'était pareil dans mon rêve: je
ne sentais aucune douleur, mais il m'apparut que ce coup de feu avait
tout bouleversé en moi, et que tout s'était éteint
d'un coup, et que tout autour de moi était devenu terriblement
noir. Je suis comme devenu aveugle et muet, et me voici couché
sur quelque chose de dur, tendu de tout mon long, raide, je ne vois
rien et je ne peux plus faire le moindre mouvement. Autour de moi, on
marche, on crie, j'entends la basse du capitaine, les glapissements
de la logeuse - et puis, d'un coup, une autre interruption, et me voici
déjà porté dans un cercueil fermé. Et je
sens le tangage du cercueil, et je réfléchis à
cela, et, tout à coup, pour la première fois, je suis
stupéfié par l'idée que, c'est-à-dire, je
suis mont, mort complètement, c'est une chose que je sais et
dont je ne doute pas, je ne vois pas et je ne bouge pas, et néanmoins,
je sens et je réfléchis. Mais je m'habitue très
vite à cet état de fait, et, très normalement,
comme dans les rêves, j'accepte la réalité sans
discussion. Et voilà qu'on m'enfouit dans
la terre. Tout le monde s'en va, je suis seul, complètement seul.
Je ne bouge pas. Toujours, avant, dans la vie, quand je me représentais
qu'on m'enterrait, en fait, je n'associais à la tombe qu'une
seule sensation, celle du froid et de l'humidité. C'était
pareil ici, je sentis que j'avais très froid, surtout au bout
de mes orteils, mais je ne sentis rien d'autre. J'étais allongé et, bizarrement,
je n'attendais rien, admettant sans discussion qu'un mort n'a rien à
attendre. Mais il faisait humide. J'ignore combien de temps put s'écouler
- une heure ou quelques jours, ou bien beaucoup de jours. Mais voilà
tout à coup qu'une goutte d'eau qui s'était infiltrée
dans mon cercueil vint tomber sur ma paupière gauche fermée,
suivie, une minute plus tard, par une autre, puis, une minute plus tard,
par une troisième, et ainsi de suite et ainsi de suite, toujours
à un intervalle d'une minute. Une profonde indignation s'embrasa
tout à coup dans mon coeur, et, tout à coup, j'y ressentis
une douleur physique : "C'est ma blessure, me dis-je, c'est le
coup de feu, il y a une balle dedans... " Et la goutte, elle, tombait
toujours, minute après minute, et toujours sur mon oeil fermé.
Et, tout à coup, j'ai levé mon invocation, non pas avec
ma voix, car j'étais immobile, mais avec tout mon être,
vers le maître de tout ce qui m'arrivait. - Qui que Tu sois, mais si Tu es, et
s'il y a quelque chose de plus raisonnable que ce qui arrive en ce moment,
permets aussi que cela soit ici. Mais si tu châties mon suicide
déraisonnable par une existence qui se poursuivrait dans la monstruosité
et dans l'absurde, sache que jamais, et quelles que soient les tortures
qui me seraient infligées, rien ne pourra se comparer à
ce mépris que je ressentirais sans dire un mot, et même
si mon martyre dure des millions d'années. J'appelai, et je me tus. Pendant presque
une minute entière, le silence continua, et il y eut même
encore une goutte qui tomba, mais je savais, je savais, sans limites,
indestructiblement, et je le croyais, que tout changerait maintenant
à coup sûr. Et voilà que, d'un coup, mon cercueil
s'ouvrit. C'est-à-dire, je ne sais pas s'il fut ouvert ou exhumé,
mais je fus pris par une espèce de créature sombre que
je ne connaissais pas, et nous nous retrouvâmes dans l'espace.
Tout à coup, mes yeux virent : c'était une nuit profonde,
jamais, jamais il n'y avait eu pareille obscurité Nous volions
dans l'espace déjà loin de la terre. Je ne posais aucune
question à celui qui me portait, j'attendais, dans mon orgueil.
Je m assurais que je n'avais pas peur, et je me figeais d'extase à
cette idée que je n'avais pas peur. Je ne me rappelle plus combien
de temps nous volâmes, et je n'arrive pas à me représenter
: tout se passait comme toujours dans les rêves quand on saute
par-dessus l'espace et le temps et par-dessus les lois de l'existence
et de la raison, qu'on ne s'arrête que sur les points qui nourrissent
les rêveries du coeur. Je me souviens que, tout à coup,
je vis une petite étoile dans les ténèbres. "C'est
Sirius ?" demandai-je tout à coup, incapable de me retenir,
parce que je ne voulais rien demander. "Non, c'est l'étoile
que tu as vue entre les nuages quand tu rentrais chez toi", me
répondit l'être qui m'emportait. Je savais qu'il possédait
comme un visage humain. Bizarrement, je n'aimais pas cet être,
je sentais même une répulsion profonde. J'attendais le
néant total, je m'étais tué pour cela. Et voilà
que j'étais entre les mains de cet être, pas humain, bien
sûr, mais qui était, qui existait : "Et donc, il y
a aussi une vie après la mort !" me dis-je, avec cette étrange
frivolité du rêve, mais l'essence de mon coeur restait
en moi dans toute sa profondeur : "Et s'il faut être encore
une fois, me disais-je, et vivre encore par l'implacable volonté
de je ne sais qui, alors je ne veux pas qu'on triomphe de moi et qu'on
m'humilie !" "Tu sais que j'ai peur de toi, et c'est pour
cela que tu me méprises", dis-je d'un coup à mon
compagnon, incapable de me retenir d'une question humiliante qui contenait
un aveu, et ressentant, au fond du coeur, comme la piqûre d'une
épingle, toute mon humiliation. Il ne répondit pas à
ma question, mais je sentis d'un coup qu'on ne me méprisait pas,
et qu'on ne se moquait pas de moi, et même qu'on ne me plaignait
pas, mais que le chemin avait un but, un but inconnu et secret, et qui
ne me concernait que moi seul. La peur grandissait dans mon coeur. Quelque
chose, d'une façon muette mais douloureuse, se communiquait à
moi et semblait me pénétrer. Nous volions dans des espaces
obscurs et inconnus. Depuis longtemps je ne voyais plus de constellations
que l'oeil reconnaissait. Je savais qu'il existe des étoiles
dans l'espace céleste dont les rayons ne parviennent sur la terre
qu'après des milliers ou des millions d'années. Peut-être
volions-nous dans ces espaces. J'attendais quelque chose dans une angoisse
terrible et qui me torturait le coeur. Et, tout à coup, une espèce
de sentiment connu, et appelant au plus haut point, me bouleversa :
je vis tout à coup notre soleil. Je savais que ça ne pouvait
pas être notre soleil, qui a donné naissance à notre
terre, et que nous étions à une distance infinie de notre
soleil, mais je reconnus, je ne sais pas pourquoi, par toutes les fibres
de mon être, que c'était un soleil exactement pareil au
nôtre, sa réplique et son double. Une sensation douce,
appelante, retentit dans mon âme comme une extase : la force d'une
lumière originelle, de cette lumière qui m'avait mis au
monde, se répandit dans mon coeur et le ressuscita, et je ressentis
la vie, la vie d'avant, pour la première fois après ma
tombe. - Mais si c'est le soleil, si c'est un
soleil absolument pareil au nôtre, m'écriai-je, alors,
où est la terre ? - Et des répétitions pareilles
sont donc possibles dans l'univers, et c'est donc ça, la loi
de la nature ?... - Tu verras tout, répondit mon
compagnon, et une sorte de tristesse se fit entendre dans sa voix. Mais mon compagnon m'avait déjà
quitté. D'un coup, et comme sans le remarquer le moins du monde,
je me vis sur cette autre terre dans la lumière éclatante
d'une journée ensoleillée, plus belle que le paradis.
Je me tenais, je crois, sur l'une de ces îles qui forment sur
notre terre l'archipel grec, ou quelque part au bord du continent qui
longe cet archipel. Oh, tout était exactement comme chez nous,
mais, semblait-il, tout irradiait une espèce de fête, une
gloire grandiose, sacrée, enfin atteinte. Une mer d'émeraude
caressante clapotait doucement sur la rive et l'embrassait avec amour,
un amour évident, visible, presque conscient. De grands arbres
splendides se dressaient dans toute la splendeur de leurs frondaisons
et leurs feuilles innombrables, j'en suis persuadé, me saluaient
de leur bruit doux et caressant et semblaient prononcer je ne sais quelles
paroles d'amour. Les prairies flamboyaient de fleurs éclatantes
et parfumées. Des oiseaux, par volées, venaient traverser
l'air et, sans me craindre, ils se posaient sur mes épaules et
sur mes mains et me frappaient joyeusement de leurs jolies petites ailes
frissonnantes. Et, finalement, je vis et je connus les hommes de cette
terre heureuse. Ils vinrent vers moi d'eux-mêmes, ils m'entourèrent,
ils m'embrassaient. Les enfants du soleil, enfants de leur soleil, qu'ils
étaient beaux ! Jamais je n'avais vu sur notre terre une pareille
beauté dans l'être humain. Seuls, peut-être, nos
enfants, les toutes premières années de leur vie, peuvent
porter un reflet, même éloigné, même faible,
d'une beauté pareille. Les yeux de ces hommes heureux luisaient
d'un éclat lumineux. Leur visage irradiait la raison et une espèce
de conscience totale jusqu'à la sérénité,
mais ces visages étaient joyeux ; une gaieté enfantine
sonnait dans les voix et les paroles de ces gens. Oh, tout de suite,
dès que je vis leur visage, je compris tout, oui, tout ! C'était
une terre pas encore souillée par le péché originel,
n'y vivaient que des hommes qui n'avaient pas encore péché,
ils vivaient dans un paradis semblable à celui dans lequel avaient
vécu, d'après toutes les légendes de l'humanité,
nos ancêtres pécheurs, avec cette seule différence
qu'ici, la terre était partout un seul et même paradis.
Ces hommes qui riaient joyeusement se pressaient autour de moi et me
caressaient; ils m'emmenèrent chez eux, et chacun d'eux avait
envie de m'apaiser. Oh, ils ne me posaient aucune question, mais c'était
comme s'ils savaient déjà tout, du moins en avais-je l'impression,
et ils voulaient chasser le plus vite possible toute trace de souffrance
sur mon visage. IV
Oh, maintenant, ils se moquent tous de
moi, en face, ils m'assurent que, même en rêve, on ne peut
pas voir tous ces détails que je rapporte maintenant, que, dans
mon rêve, je n'ai ressenti qu'une simple sensation, née
du propre délire de mon coeur, et que, les détails, je
les ai inventés une fois que je me suis réveillé.
Et, quand je leur ai révélé que, peut-être,
cela était réellement advenu, mon Dieu, quel rire ils
m'ont jeté à la figure, et quelle gaieté je leur
ai procurée ! Oh non, bien sûr, je n'ai été
vaincu que par la simple sensation de ce rêve, elle seule s'est
conservée dans mon coeur blessé jusqu'au sang ; mais les
images réelles et les formes de mon rêve, c'est-à-dire
celles que j'ai vues vraiment à l'heure où je dormais,
étaient emplies d'une telle harmonie, elles étaient si
belles, si envoûtantes et si vraies qu'à mon réveil,
bien sûr, j'étais incapable de les incarner dans nos faibles
paroles, Si bien que, réellement, elles devaient comme s'estomper
dans mon esprit, et donc, réellement, peut-être, moi-même,
sans en avoir conscience, ai-je été obligé d'inventer
les détails par la suite et, bien sûr, en les déformant,
surtout avec mon désir passionné de les rapporter, le
plus vite possible, même n'importe comment. Mais comment pourrais-je
ne pas croire que tout cela fut en réalité ? C'était,
peut-être, mille fois mieux, plus lumineux, plus pénétré
de joie que je ne le raconte. Je veux bien que ce soit un rêve,
mais tout cela ne pouvait pas ne pas être. Vous savez, je vais
vous dire un secret : tout cela, peut-être bien, c'était
tout sauf un rêve ! Parce qu'il y a une chose qui s'y est passée,
une chose vraie jusqu'à une telle horreur qu'elle n'aurait pas
pu me venir dans mon rêve. Je veux bien que ce rêve ait
été le produit de mon coeur, mais est-ce que le coeur
seul était capable de faire naître cette vérité
abominable qui m'est advenue par la suite ? Comment aurais-je pu inventer
cela tout seul, ou le rêver avec mon coeur ? Comment mon coeur
frivole, mesquin, comment ma raison insignifiante ont-ils pu s'élever
jusqu'à une telle révélation de vérité
? Oh, jugez vous-mêmes jusqu'à maintenant, je le cachais
; mais, maintenant, cette vérité, je vais la dire jusqu'au
bout. Le fait est que... je les ai tous corrompus ! V
J'aimais leur terre qu'ils avaient souillée
plus encore qu'au moment où elle était un paradis, et
seulement parce que le malheur y était apparu. Hélas,
j'avais toujours aimé le malheur et la douleur, mais seulement
pour moi-même, pour moi-même, et, sur eux, je pleurais,
je les plaignais. Je tendais les bras vers eux, je m'accusais, me maudissais,
me méprisais, au désespoir. Je leur disais que, tout cela,
c'est moi qui l'avais fait, moi seul, c'est moi qui leur avais apporté
la perversion, le poison, le mensonge Je les suppliais de me clouer
sur une croix, je leur montrais comment faire une croix. Je ne pouvais
pas, je n'avais pas la force de me tuer tout seul, mais je voulais qu'ils
m'infligent les supplices, j'avais soif de supplices, j'avais soif de
répandre mon sang dans ces supplices jusqu'à la dernière
goutte. Mais eux, ils ne faisaient que se moquer de moi, et ils finirent
par me prendre pour un innocent. Ils me justifiaient, ils disaient qu'ils
n'avaient reçu que ce qu'ils désiraient eux-mêmes,
et qu'il ne pouvait pas ne pas y avoir ce qu'il y avait maintenant.
A la fin, ils me dirent que je devenais dangereux, et qu'ils me mettraient
dans un asile si je ne me taisais pas. Alors, la douleur pénétra
dans mon âme avec une telle force que mon coeur se serra, et je
sentis que j'allais mourir, et là... bon, et c'est là
que je me suis réveillé. *
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Titre original: Son smechnovo tcheloveka
© ACTES SUD, 1993 pour la traduction française