Le Loup des Steppes
(1927) - 1er chapitre - Herman Hesse
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LE MANUSCRIT DE HARRY HALLER La
journée avait passé comme toutes les journées passent;
je lavais doucement assassinée avec mon espèce dart
de vivre timide et primitif; javais travaillé un peu, javais
manié de vieux livres; deux heures durant, javais eu des
douleurs comme en ont les gens âgés, javais pris
un cachet et métais réjoui de voir que le mal se
laissait vaincre; étendu dans un bain brûlant, jen
avais absorbé la bonne chaleur; trois fois, javais reçu
le courrier et parcouru toutes ces lettres et imprimés évitables;
javais fait mes exercices respiratoires, mais omis, par paresse,
mes exercices mentaux; je métais promené une heure
et javais trouvé au ciel de petits échantillons
de nuages duveteux, tendres, précieux. Cétait bien
gentil, ainsi que de lire les vieux livres, rester dans le bain chaud;
mais, somme toute, ce nétait pas un jour délicieux,
radieux, de bonheur et de joie, mais tout bonnement un de ces jours
qui, depuis longtemps, me devraient être normaux et accoutumés:
jours modérément agréables, tout à fait
supportables, tièdes et moyens, dun vieux monsieur pas
content; jours sans extrêmes soucis, sans chagrin proprement dit,
sans désespoir, jours où lon se demande sans émotion,
sans crainte, tranquillement, pratiquement, sil nest pas
temps de suivre lexemple dAlbert Stifter et davoir
un accident en se rasant. Celui qui a subi les mauvais jours, avec
les crises de goutte ou ces affreuses migraines qui sagrippent
derrière les prunelles et changent diaboliquement de joie en
torture toute lactivité de loeil et de loreille;
celui qui a vécu des jours infernaux, de mort dans lâme,
de désespoir et de vide intérieur, où, sur la terre
ravagée et sucée par les compagnies financières,
la soi-disant civilisation, avec son scintillement vulgaire et truqué,
nous ricane à chaque pas au visage comme un vomitif, concentré
et parvenu au sommet de labomination dans notre propre moi pourri,
celui-là est fort satisfait des jours normaux, des jours couci-couça
comme cet aujourdhui; avec gratitude, il se chauffe au coin du
feu; avec gratitude, il constate en lisant le journal quaujourdhui
encore aucune guerre na éclaté, aucune nouvelle
dictature na été proclamée, aucune saleté
particulièrement abjecte découverte dans la politique
ou les affaires; avec gratitude il accorde sa lyre rouillée pour
le psaume de louanges modéré, médiocrement gai,
presque content, avec lequel il ennuiera son dieu des couci-couça,
doux, tranquille, un peu engourdi de bromure; et, dans lair épais
et fadasse de cet ennui satisfait, de cette absence de douleur dont
il convient dêtre grandement reconnaissant, tous les deux,
le dieu couci-couça, qui branle de son chef morne, et lhomme
couci-couça, un peu grisonnant, qui chante un psaume assourdi,
se ressemblent comme des jumeaux. Cest une bien belle chose que ce
contentement, que cette absence de douleur, que ces jours supportables
et assoupis, où ni la souffrance ni le plaisir nosent crier,
où tout chuchote et glisse sur la pointe des pieds. Malheureusement,
je suis ainsi fait que cest précisément cette satisfaction
que je supporte le moins; après une brève durée,
elle me répugne et mhorripile inexprimablement, et je dois
par désespoir me réfugier dans quelque autre climat si
possible, par la voie des plaisirs, mais si nécessaire, par celle
des douleurs. Quand je reste un peu de temps sans peine et sans joie,
à respirer la fade et tiède abomination de ces bons jours,
ou soi-disant tels, mon âme pleine denfantillage se sent
prise dune telle misère, dun tourment si cuisant,
que je saisis la lyre rouillée de la gratitude et que je la flanque
à la figure béate du dieu engourdi de satisfaction, car
je préfère une douleur franchement diabolique à
cette confortable température moyenne! Je sens me brûler
une soif sauvage de sensations violentes, une fureur contre cette existence
neutre, plate, réglée et stérilisée, un
désir forcené de saccager quelque chose, un grand magasin,
ou une cathédrale, ou moi-même, de faire des sottises enragées,
darracher leur perruque à quelques idoles respectées,
daider des écoliers en révolte à sembarquer
sur un paquebot, de séduire une petite fille, ou de tordre le
cou à un quelconque représentant de lordre bourgeois.
Car cest cela que je hais, que je maudis et que jabomine
du plus profond de mon coeur: cette béatitude, cette santé,
ce confort, cet optimisme soigné, ce gras et prospère
élevage du moyen, du médiocre et de lordinaire. Cest dans cette humeur que je terminai
ma journée banale dans lobscurité tombante. Jaurais
pu lachever de la façon normale qui eût convenu à
un homme assez souffrant, cest-à-dire en me laissant happer
par le lit déjà prêt et pourvu dune chaufferette
en guise dappât; mais non, je chaussai mes souliers, maussade,
mécontent, dégoûté de mon petit train de
labeur journalier, jenfilai mon pardessus et je sortis dans la
nuit et le brouillard pour aller boire à la brasserie du Casque
dAcier ce que les hommes sont convenus dappeler «
un petit verre de vin ». Je descendis les escaliers, difficiles
à monter, qui mènent à ma mansarde, ces escaliers
étrangers, si bourgeois, si propres, de la maison meublée
irréprochable sous les toits de laquelle se trouve ma tanière.
Je ne sais comment cela se fait, mais moi, le Loup de steppes, le sans-patrie,
le dénigreur solitaire du monde petit-bourgeois, je demeure toujours
dans de bonnes maisons bourgeoises, par une vieille sentimentalité.
Je nhabite ni des palaces ni des logements de propriétaires,
mais précisément ces petits nids cossus, superlativement
convenables, superlativement ennuyeux, dune netteté impeccable,
qui sentent un peu le savon et la térébenthine, et où
lon craint de refermer trop bruyamment la porte ou entrer avec
des souliers boueux. Jaime sans doute cette atmosphère
depuis mon enfance, et ma nostalgie secrète de ce qui ressemble
à une patrie me ramène toujours, sans espoir, vers ces
vieilles niaiseries. Eh! oui, jaime aussi le contraste entre ma
vie désordonnée, solitaire, traquée et sans amour,
et ce milieu familial et bourgeois. Cest bon de respirer dans
lescalier cette odeur de calme, dordre, de propreté,
de décence, de douceur apprivoisée, qui a toujours pour
moi, malgré ma haine des bourgeois, quelque chose dattendrissant,
jaime passer le seuil de ma chambre où tout cela cesse
tout dun coup, où des bouts de cigares et des bouteilles
traînent parmi les bouquins, où tout est désordonné,
délaissé, dénué de confort, où les
livres, les manuscrits, les pensées sont marqués et saturés
de la peine du solitaire, des problèmes de lêtre,
du désir nostalgique de donner un sens nouveau à la vie
devenue absurde. Voici que jai passé devant
laraucaria. Cest au premier étage, devant la porte
dun appartement qui est sans doute encore plus parfaitement irréprochable
et astiqué que les autres, car le palier rayonne dun nettoyage
surhumain; cest un petit temple de lordre. Sur un parquet
où lon craint de mettre le pied, on voit deux jolies sellettes;
chacune supporte un grand cache-pot; dans lun une azalée,
dans lautre un araucaria. Celui-ci est de taille assez élevée,
arbre-enfant droit et bien portant, dune perfection absolue, et
même la dernière extrémité de la dernière
branche respire le grand lavage. De temps en temps, quand je sais quon
ne mobserve pas, je fais de ce palier un temple; je massieds
sur une marche au-dessus de laraucaria, je me repose un peu et,
les mains jointes, je contemple pieusement ce petit jardin de lordre,
dont la méticulosité attendrissante et le ridicule solitaire,
je ne sais pourquoi, mempoignent lâme. Je devine derrière
ce palier, dans lombre sacrée de laraucaria, un appartement
plein dacajou brillant, de bonne conduite, de santé, de
levers matinaux, de devoirs accomplis, de fêtes de famille modérément
joyeuses, de sorties endimanchées à léglise
et de couchers de bonne heure. En proie à ces réflexions
coutumières, je suivais les rues humides, à travers un
des quartiers les plus anciens et les plus silencieux de la ville. En
face, de lautre côté de la ruelle, se dressait dans
lobscurité un vieux mur de pierre que jaimais contempler:
il était toujours là, vétuste et calme, entre une
petite église et un vieil hôpital; souvent, le jour, mes
yeux se reposaient sur sa surface rugueuse; il y en avait si peu, de
ces bonnes surfaces paisibles et muettes, à lintérieur
de la ville où, de mètre en mètre, un magasin,
un avocat, un inventeur, un médecin, un coiffeur ou pédicure
étalait son nom. Comme toujours, je revis le vieux mur entouré
de paix; et pourtant il y avait quelque chose de changé: au milieu,
se dressait une jolie porte ogivale, et je me demandais, déconcerté,
si elle avait toujours été là ou si elle était
venue sy ajouter. Sans doute, elle avait lair ancien, très
ancien; il était probable quelle conduisait dans la cour
ensommeillée de quelque couvent, et, même aujourdhui,
bien que le couvent fût détruit, elle y conduisait encore.
Selon toute évidence, je lavais vue des centaines de fois,
sans jamais y faire attention; peut-être la remarquais-je alors,
parce quon lavait repeinte. Quoiquil en fût,
je marrêter pour la regarder attentivement, sans toutefois
traverser la rue, dont le sol était trempé et vaseux;
je restai simplement sur le trottoir, il faisait déjà
fort sombre, et il me parut que la porte était surmontée
dune couronne ou de je ne sais quoi de multicolore. En mefforçant
de mieux voir, je distinguai au-dessus une enseigne lumineuse où
des lettres, me semblait-il, étaient tracées. Je la regardai
de tout mes yeux et, finalement, malgré les flaques et la boue,
je passai de lautre côté. Je vis alors sur les pierres
vert-de-grisées une tache éclairée dune lueur
mate; sur cette tache, couraient, disparaissaient, revenaient et sévanouissaient
des lettres multicolores mouvantes. « Ca y est, pensai-je, ils
ont exploité ce bon vieux mur pour une enseigne lumineuse! »
Entre-temps, je déchiffrai quelques-uns des mots fuyants; ils
étaient difficiles à lire et devaient être à
moitié devinés: les lettres venaient à intervalles
inégaux, pâles et vacillantes, et séteignaient
aussitôt. Lhomme qui avait pensé réaliser
une bonne affaire nétait pas pratique, cétait
un loup des steppes, un pauvre type. Pourquoi faire luire les lettres
dune enseigne ici, sur ce mur, dans la plus obscure petite ruelle
de la vieille ville où personne ne passait à cette heure
du jour sous la pluie? Et pourquoi ces lettres étaient-elles
fuyantes, insaisissables, capricieuses et illisibles? Mais, attention,
je réussis engin à attraper au vol plusieurs mots de suite: THEATRE MAGIQUE Jessayai douvrir la porte,
la lourde poignée ancienne ne cédait à aucune pression.
Le jeu des lettres lumineuses avait pris fin tout à coup, tristement,
conscient de son inutilité. Je reculai de quelques pas, menfonçant
profondément dans la vase; plus de lettres, le jeu sétait
éteint; longuement, jattendis dans la boue. En vain. Enfin, lorsque, ayant renoncé,
je retournai sur le trottoir, plusieurs lettres ségouttèrent
devant moi sur lasphalte qui les reflétait. Je lus: Seulement... pour... les... fous Javais les pieds mouillés,
je gelais, mais jattendis encore quelque temps. Plus rien. Comme
je demeurais là, à songer à la grâce de ces
feux follets légers, multicolores, fantomatiques, sur le mur
humide et lasphalte noir miroitant, un fragment de mes pensées
précédentes me revint soudain: ce jeu de lettres était
le symbole de ma trace dor scintillante devenant soudain introuvable
et lointaine. Glacé, je poursuivis mon chemin,
rêvant à cette trace, plein du désir de voir souvrir
la porte dun théâtre magique, seulement pour les
fous. Je me retrouvai dans le quartier des Halles, où les distractions
nocturnes ne manquaient point; à chaque pas flambait une enseigne
alléchante: Bar - Variétés - Ciné - Dancing
-, mais tout cela nétait pas pour moi, cétait
pour « pour tout le monde », pour les normaux que je voyais
en foule se presser aux portes. Néanmoins, ma tristesse sétait
un peu évaporée, le contact dun autre monde mavait
effleuré, quelques lettres diaprées avaient dansé
et joué dans mon âme, frôlant des cordes secrètes;
une lueur de la trace dor était redevenue visible. Je me rendis au petit estaminet vieillot
où rien navait changé depuis mon premier séjour
dans cette ville, il y a bien de cela vingt-cinq ans; la patronne est
la même, et maints clients dautrefois étaient encore
là, aux mêmes places, devant les mêmes verres. Jentrai
dans le modeste local; cétait quand même un abri.
Pas plus, il est vrai, que le palier de laraucaria: car, là
non plus, je ne trouvai ni patrie ni communauté, rien quune
petite place de spectateur devant une scène où des étrangers
jouaient des pièces étrangères; mais cette place
tranquille avait, elle aussi, son prix: pas de foule, pas de cris, pas
de musique, seuls, quelques bourgeois paisibles à des tables
de bois sans nappe (ni marbre, ni zinc émaillé, ni peluche,
ni dorures!) et, devant chacun, lapéritif du soir, le verre
de bon vin solide. Ces quelques habitués, que je connaissais
tous de vue, étaient peut-être de vrais bourgeois qui dressaient,
dans leurs maisons bourgeoises, des autels domestiques insipides à
des idoles satisfaites et stupides; mais peut-être étaient-ils
comme moi , des solitaires et des déracinés, de doux pochards
pensifs devant leur idéal en banqueroute, de pauvres diables
et des loups des steppes; je nen savais rien. Chacun deux
était attiré par une nostalgie, une déception,
un besoin dersatz; lhomme marié cherchait à
y retrouver latmosphère de son existence de célibataire,
le vieux fonctionnaire les échos de ses années de ses
années détudiant; tous étaient assez silencieux,
tous étaient des buveurs et préféraient, comme
moi, une bonne demi-pinte de vin dAlsace à un défilé
de danseuses. Cest là que je jetais lancre, que je
pouvais tenir une heure et même deux. A peine eus-je avalé
une gorgée de vin que je sentis que, depuis le petit-déjeuner,
je navais rien mangé. Cest bizarre, tout ce quun
homme est capable davaler! Pendant près de dix minutes,
je lus un journal et laissai pénétrer en moi, par le sens
de la vie, lesprit dun homme irresponsable, qui remâche
dans sa bouche les mots des autres et les rend salivés, non digérés.
Cest cela que jabsorbai pendant un laps de temps assez considérable.
Ensuite, je dévorai une large tranche de foie extrait du ventre
dun veau égorgé. Drôle de chose! Le vin dAlsace,
cest encore ce quil y avait de meilleur. Je naime
pas, du moins pour tous les jours, les vins violents et sauvages qui
étalent des appâts puissants et possèdent des bouquets
célèbres et spéciaux. Je préfère
les petits campagnards purs, légers, modestes, sans noms particuliers;
on en boit facilement en grande quantité, et ils ont le goût
simple et doux de la terre, du ciel, de la campagne et de la forêt.
Un verre de vin dAlsace et une tranche bon pain, cest là
le meilleur repas. Néanmoins, javais déjà
englouti une bonne portion de foie, jouissance particulière pour
moi qui ne mange que rarement de la viande, et jen étais
à mon second verre de vin. Nest-ce pas étrange,
cela aussi, que, là-bas, dans les vallées vertes, de braves
gens cultivent des vignes et pressent du vin pour quici et là
dans le monde bien loin deux, quelques bourgeois déçus,
paisibles sacs à vin, et quelques loups des steppes égarés
puisent dans leur verre un peu de courage et de bonne humeur! Eh! que mimportait que cela fût
étrange! Cétait efficace, cétait secourable:
la bonne humeur se montrait déjà. Rétrospectivement,
un rire de délivrance sélevait au-dessus du salmigondis
littéraire du journaliste, et je me rappelai subitement la mélodie
oubliée du concert; elle monta en moi comme une bulle de savon
miroitante, resplendit, refléta, petite et diaprée, le
monde entier et sévapora doucement. Pouvais-je être
perdu, sil était possible que cette divine petite mélodie
vécût secrètement dans mon âme et épanouît
soudain sa fleur exquise aux charmantes couleurs? Même si jétais
un animal égaré, incapable de comprendre le monde environnant,
ma vie absurde avait cependant un sens; quelque chose en moi répondait,
servait de récepteur aux appels issus de mondes lointains et
sublimes; mon cerveau était empreint de milliers dimages. Des foules danges de Giotto sous
la voûte bleue dune petite église de Padoue et auprès
deux Hamlet et Ophélie couronnée de fleurs, beaux
symboles de toute la tristesse et de tous les malentendus du monde;
et là, dans son ballon incendié, le voyageur aérien
Gianozzo, jouant du cor; Attila Schmelzle, son chapeau neuf à
la main; le Boroboudour, soufflant en lair ses montagnes sculptées.
Quimporte, si ces belles silhouettes vivaient dans des milliers
dautres coeurs puisquil y avait encore dix mille images
et musiques dont la patrie, louïe, la perception nexistaient
quen moi seul. Le vieux mur de lhôpital, vert-de-grisé,
taché, en efflorescence, dont les renfoncements et les rainures
cachaient des milliers de fresques, - qui lui faisait écho? Qui
lui ouvrait son âme? Qui ressentait le charme de ses couleurs
doucement agonisantes? Les vieux livres des moines, aux miniatures tendrement
illuminées, les vers des poètes allemands dil y
a cent ou deux cents ans, oubliés de leur peuple, tous les volumes
usés et émiettés, tous les manuscrits des vieux
musiciens, aux feuilles épaisses et jaunes avec leurs sons engourdis,
- qui entendait leurs voix malicieuses et nostalgiques? Qui portait
un coeur plein de leur esprit et de leur charme à travers une
époque différente et détachée deux?
Qui songeait encore à cette arbre de la montagne de Gubbio, à
ce petit cyprès tenace, qui, fendu et broyé par un éboulement,
sétait accroché à la vie et avait engendré
des rejets chétifs? Qui rendait justice à la ménagère
diligente du premier et à son auricaria astiqué? Qui déchiffrait
la nuit, sur le Rhin, les écrits nébuleux des brouillards?
Cétait le Loup des steppes. Qui cherchait dans les ruines
de sa vie le sens fuyant? Qui souffrait des douleurs apparemment absurdes,
vivait des sensations manifestement insensées, espérait
en secret trouver dans le dernier chaos de démence la révélation
et le contact de Dieu? Jécartai le verre que lhôtesse
voulait remplir et me levai. Je navais plus besoin de vin. La
trace dor avait fusé, javais retrouvé le souvenir
de léternité, de Mozart, des étoiles. Javais
de nouveau une heure à vivre, à respirer, à exister,
sans crainte, sans honte, sans souffrance. Lorsque je sortis dans la rue muette,
la pluie fine, tiraillée par le vent froid, rejaillissait avec
un scintillement cristallin contre les becs de gaz. Où aller?
Si javais eu en ce moment un voeu magique à formuler, jaurais
souhaité un charmant salon Louis XVI, où de bons musiciens
mauraient joué quelques morceaux de Haendel et Mozart.
Je me serais abreuvé de la musique noble et fraîche, comme
les dieux sabreuvent de nectar. Oh! si javais eu un ami
en cet instant, un ami dans quelque mansarde, méditant à
la lueur dune chandelle, son violon auprès de lui! Comme
je me serais glissé dans le silence nocturne, comme jaurais
escaladé sans bruit lescalier tortueux afin de le surprendre!
Comme nous aurions, en musique et en entretiens, célébré
quelques heures supra-terrestres! Jadis, javais souvent goûté
ce bonheur, mais lui aussi, avec le temps, sétait détaché
et éloigné; des années effeuillées traînaient
entre naguère et maintenant. Hésitant, je pris le chemin du
retour, je levai le col de mon pardessus et frappai de ma canne le pavé
humide. Quelle que fût la lenteur avec laquelle javançais,
je me retrouverais toujours trop tôt dans ma mansarde, petite
patrie factice que je naimais pas et qui pourtant métait
indispensable, car le temps nétait plus où je pouvais
demeurer dehors, à courir la ville toute une nuit pluvieuse dhiver.
Eh bien, tant mieux, je ne laisserais pas gâcher ma bonne humeur
par la pluie, la goutte ou laraucaria, et, sil ny
avait pas point dorchestre en chambre ni dami solitaire
avec un violon, la mélodie exquise résonnait quand même
au-dedans de moi, et je pouvais me la rejouer en fredonnant doucement
à intervalles rythmiques. Songeur, javançais toujours.
Oui, je pouvais me passer dorchestre et dami, et il était
ridicule de se laisser dévorer par une impuissante soif de réconfort.
La solitude est lindépendance, je lavais souhaitée
et acquise au cours de longues années. Elle était froide,
oh! oui, mais elle était calme, merveilleusement calme et immense
comme lespace silencieux et glacé où tournent les
astres. Lorsque je passai devant un dancing,
un jazz violent jaillit à ma rencontre, brûlant et brut
comme le fumet de la viande crue. Je marrêtai un moment:
cette sorte de musique, bien que je leusse en horreur, exerçait
sur moi une fascination secrète. Le jazz mhorripilait,
mais je le préférais cent fois à toute la musique
académique moderne; avec sa sauvagerie rude et joyeuse, il mempoignait,
moi aussi, au plus profond de mes instincts, il respirait une sensualité
candide et franche. Jaspirai lair un long moment,
je flairai la musique sanglante et bariolée, je humai, lubrique
et exaspéré, latmosphère du dancing. La partie
lyrique du morceau était sucrée, graisseuse, dégoulinante
de sentimentalité; lautre était sauvage, extravagante,
puissante, et toutes les deux, pourtant, sunissaient naïvement
et paisiblement et formaient un tout. Cétait une musique
de décadence, il devrait y en avoir eu de pareilles dans la Rome
des derniers empereurs. Comparée à Bach, Mozart, à
la musique enfin, elle nétait, bien entendu, quune
saleté, mais tout notre art, toute notre pensée, toute
notre civilisation artificielle, ne létaient-ils pas, dès
quon les comparait à la culture véritable? Et cette
musique-là avait lavantage dune grande sincérité,
dune bonne humeur enfantine, dun égoïsme non
frelaté, digne dappréciation. Elle avait quelque
chose du Nègre et quelque chose de lAméricain qui
nous paraît, à nous autres Européens, si frais dans
sa force adolescente. LEurope deviendrait-elle semblable? Etait-elle
déjà sur cette voie? Nous autres vieux érudits
et admirateurs de lEurope ancienne, de la véritable musique,
de la vraie poésie dautrefois, nétions-nous
pas après tout quune minorité stupide de neurasthéniques
compliqués, qui, demain, seraient oubliés et raillés?
Ce que nous appelions « culture », esprit, âme, ce
que nous qualifions de beau et de sacré nétait-ce
quun spectre mort depuis longtemps, et à la réalité
duquel croyaient seulement quelques fous? Ce que nous poursuivions,
nous autres déments, navait peut-être jamais vécu,
navait toujours été quun fantôme? Le quartier ancien maccueillit,
la petite église, éteinte, irréelle, transparaissait
dans la grisaille. Subitement, je me rappelai lincident du soir,
la porte ogivale mystérieuse, lenseigne énigmatique,
les lettres railleuses et fuyantes. Quelle était linscription?
« Tout le monde nentre pas » Et: « Seulement
pour les fous ». Avec avidité, je fixai le vieux mur, souhaitant
secrètement que recommençât la magie, que mappelât,
moi l fou, lenseigne lumineuse, et que me laissât entrer
la petite porte. Là-bas, peut-être, trouverais-je ce que
je souhaitais? Là-bas entendrais-je ma musique? Le sombre mur de pierre me contemplait,
serein, dans lobscurité profonde, fermé, abîmé,
dans son rêve. Nulle trace de porte ni dogive, rien que
le mur calme et noir. Avec un sourire, je poursuivis ma route, faisant
à la muraille un signe affectueux. « Dors bien, je ne te
réveillerai pas. Le temps viendra où ils tabattront
ou te couvriront de leur publicité cupide, mais, en attendant,
tu es là, tu es encore calme et belle, et je taime. » Surgi soudain du noir abîme dune
ruelle, un homme me fit peur, un passant tardif et solitaire, au pas
fatigué, une casquette sur la tête, vêtu dune
blouse bleue. Il portait sur lépaule une perche avec une
affiche, et, sur le ventre, attachée à une courroie, une
boîte comme en portent les colporteurs. Las, il marchait devant
moi sans se retourner; autrement je lui aurais offert un cigare. A la
lueur de la lanterne voisine, je cherchai à lire son enseigne,
une affiche rouge au bout dun bâton, mais elle oscillait
de droite à gauche et je ne pouvais rien déchiffrer. Finalement,
je labordai et le priai de me laisser lire son affiche. Il sarrêta
et redressa sa perche, de sorte que je pus distinguer les lettres floues
et tournoyantes: Boîte de nuit anarchique « Cest vous que je cherchais,
mécriai-je, joyeux. Quest-ce que votre boîte
de nuit anarchique? Où? Quand? » Il repartait déjà. « Pas pour tout le monde »,
dit-il avec indifférence, dune voix endormie. Et il se remit en marche. Il en avait
assez et voulait rentrer à la maison. « Arrêtez, criai-je en courant
après lui. Quavez-vous là dans votre boîte?
Je veux vous acheter quelque chose. » Sans sarrêter, lhomme
plongea machinalement la main dans sa boîte, en tira une petite
brochure et me la tendit. Tandis que je déboutonnai mon pardessus
pour trouver de largent, il senfonça sous un portail,
referma la porte derrière lui et disparut. Ses pas lourds résonnèrent
dabord sur le pavé de la cour, puis sur un escalier de
bois, puis plus rien. Soudain, moi aussi, je me sentis très las
et je songeai quil était tard et quil ferait bon
rentrer. Jaccélérai le pas et, bientôt, je
parvins par la banlieue endormie à mon quartier situé
près des fortifications, où des fonctionnaires et des
petits rentiers habitent des pavillons proprets devant une pelouse et
un brin de lierre. En passant devant le gazon, le lierre, le petit sapin,
jatteignis la porte, je trouvai la serrure, jappuyai sur
la minuterie, je me glissai le long des baies vitrées, des armoires
polies et des pots de fleurs et jouvris la porte de ma chambre,
de ma fausse petite patrie, où le fauteuil et le poêle,
lencrier et la boîte à couleurs, le Novalis et le
Dostoïevski mattendent, de même que les autres, les
hommes véritables, sont attendus, au retour, par leurs mères
ou leurs femmes, leurs enfants, leurs bonnes, leurs chiens, leurs chats. Quand jôtai mon pardessus
trempé, la petite brochure me retomba sous la main. Je lexaminai,
cétait un mince livret mal imprimé sur du mauvais
papier, comme ces fascicules distribués aux fores: Le destin
de lhomme né en Janvier ou Comment rajeunir de vingt ans
en huit jours? Mais, lorsque je menfouis dans
mon fauteuil et que jeus mis mes lunettes, ce fut avec une grande
stupeur et un sens soudain de la prédestination que je lus sur
la couverture du fascicule ce titre: Traité du Loup des steppes.
Pas pour tout le monde. Voici le contenu de la brochure quavec une tension toujours croissante je dévorai dun seul trait. |