LE SOUS-SOL
1
Je suis un homme malade...
Je suis un homme méchant. Un homme repoussoir. Voilà ce
que je suis. Je crois que jai quelque chose au foie. De toute
façon, ma maladie, je ny comprends rien, jignore
au juste ce qui me fait mal. Je ne me soigne pas, je ne me suis jamais
soigné, même si je respecte la médecine et les docteurs.
En plus, je suis superstitieux comme ce nest pas permis: enfin,
assez pour respecter la médecine. (Je suis suffisamment instruit
pour ne pas être superstitieux.) Oui, cest par méchanceté
que je ne me soigne pas. Ça, messieurs, je parie que cest
une chose que vous ne comprenez pas. Moi, si! Evidemment, je ne saurais
vous expliquer à qui je fais une crasse quand jobéis
à ma méchanceté de cette façon-là;
je sais parfaitement que ce ne sont pas les docteurs que jemmerde
en refusant de me soigner; je suis le mieux placé pour savoir
que ça ne peut faire de tort quà moi seul et à
personne dautre. Et, malgré tout, si je ne me soigne pas,
cest par méchanceté. Jai mal au foie. Tant
mieux, quil me fasse encore mal!
Il y a longtemps que je vis comme ça - dans les vingt ans. Maintenant
jen ai quarante. Avant, jai été fonctionnaire,
maintenant je ne le suis plus. Jétais un fonctionnaire
méchant. Jétais grossier, cétait une
jouissance. Je ne prenais pas de pots-de-vin, vous comprenez, il fallait
bien que je me dédommage - ne serait-ce que comme ça.
(Mauvaise pointe, mais je ne la barre pas. Je visais leffet comique
en lécrivant; maintenant je comprends assez que je ne cherchais
quà crâner, dune façon ridicule - je
ne barre rien, exprès!) Parfois, les solliciteurs sapprochaient
de ma table pour un renseignement, je grinçais des dents en guise
de réponse et je ressentais une jouissance insatiable quand jarrivais
à leur faire de la peine. Jy arrivais presque toujours.
Ils étaient presque tous béni-oui-oui - eh, des solliciteurs.
Mais parmi tous les gandins il y avait surtout un officier que je ne
pouvais pas voir en peinture. Il refusait absolument de se soumettre
et faisait un tintouin odieux avec son sabre, je lui ai fait la guerre
six mois durant. Et je lai eu. Il la mise en sourdine. Mais
bon, cétait quand jétais jeune. Et cependant,
messieurs, savez-vous ce qui, surtout, faisait le fond de ma méchanceté?
Cest là quétait le nud de laffaire,
cest là quétait la saleté la plus nauséabonde,
quà chaque instant, même dans mes montées
de bile les plus irrépressibles, je comprenais honteusement que
non seulement je nétais pas un homme méchant - je
nétais même pas aigri: je ne passais mon temps quà
faire peur aux moineaux, et je trouvais là toute ma satisfaction.
Javais lécume aux lèvres, mais il maurait
suffi quon mapporte une poupée, quon me donne
du thé avec du sucre, je me serais radouci - je vous le jure.
Même, lémotion maurait serré la gorge
- après, sans doute aurais-je grincé des dents contre
moi-même, de honte, et jaurais eu des insomnies pendant
des mois. Je suis comme ça.
Jai menti plus haut, en disant que jétais un fonctionnaire
méchant. Jai menti par méchanceté. Les solliciteurs
ou lofficier, cétait un jeu, rien dautre; en
fait, je nai jamais pu devenir méchant. Je ressentais à
chaque instant au fond de moi une foule, oui, une foule déléments
les plus hostiles à la méchanceté. Je les sentais
grouiller à lintérieur, ces éléments
hostiles. Je savais bien quils y avaient grouillé toute
ma vie et quils ne demandaient quà jaillir au-dehors,
mais je refusais, je refusais, oh oui, je refusais de les voir jaillir.
Ils me martyrisaient jusquà la honte; ils en arrivaient
à me donner des convulsions - et comme jai fini par en
avoir assez, mais assez! Tout doux, messieurs, nauriez-vous pas
lidée que je bats ma coulpe devant vous - que tout se passe
comme si je vous demandais pardon de je ne sais quoi?... Je suis sûr
que oui... Bah, pensez ce que vous voulez - moi, je vous assure que
ça mest égal...
Non seulement je nai pas su devenir méchant, mais je nai
rien su devenir du tout: ni méchant ni gentil, ni salaud, ni
honnête - ni un héros ni un insecte. Maintenant que jachève
ma vie dans mon trou, je me moque de moi-même et je me console
avec cette certitude aussi bilieuse quinutile: car quoi, un homme
intelligent ne peut rien devenir - il ny a que les imbéciles
qui deviennent. Un homme intelligent du XIX° siècle se doit
- se trouve dans lobligation morale - dêtre une créature
essentiellement sans caractère; un homme avec un caractère,
un homme daction, est une créature essentiellement limitée.
Cest là une conviction vieille de quarante ans. Maintenant
jai quarante ans - et quarante ans, cest toute la vie: la
vieillesse la plus crasse. Vivre plus de quarante ans, cest indécent,
cest vil, cest immoral. Qui donc vit plus de quarante ans?
Répondez, sincèrement, la main sur le cur! Je vous
dis, moi: les imbéciles, et les canailles. Je leur dirai en face,
à tous ces vieux, à tous ces nobles vieux, à ces
vieillards aux cheveux blancs, parfumés de benjoin! Je le dirai
à la face du monde! Jai bien le droit de le dire, je vivrai
au moins jusquà soixante ans. Je survivrai jusquà
soixante-dix! Et jusquà quatre-vingts!... Ouf, laissez-moi
souffler.
Vous devez croire, messieurs, que jai lintention de vous
amuser? Là aussi, vous faîtes erreur. Je ne suis pas du
tout le boute-en-train que vous croyez, ou que vous croyez peut-être;
mais si ce bavardage vous énerve (je sens quil vous énerve),
et sil vous vient lidée de me demander: qui suis-je
au juste? - je vous réponds: je suis un assesseur de collège.
Jai été fonctionnaire, pour me payer mon pain (seulement
pour cela), et puis, lannée dernière, quand un de
mes lointains parents ma laissé six mille roubles dhéritage,
je me suis pressé de démissionner et je me suis installé
chez moi, dans mon trou. Jy habitais avant, dans ce trou, mais
maintenant, je my suis installé. Ma chambre est moche,
elle est sale, elle est au bout de la ville. Ma bonne est une paysanne,
elle est vieille, elle est bête et méchante - en plus,
elle pue que cest insupportable. On me dit que le climat de Petersbourg
me fait du mal et quil est très coûteux de vivre
à Petersbourg avec des moyens aussi misérables que les
miens. Je sais cela mieux que ces conseillers si sages, si doués
dexpérience, mieux que les béni-oui-oui. Eh bien,
je reste à Petersbourg: je ne sortirai pas de Petersbourg! Si
je ne sors pas, cest que... Ah, mais ça na rigoureusement
aucune importance, que je sorte ou que je ne sorte pas.
Mais bon: de quoi un honnête homme peut-il parler avec le plus
de plaisir?
Réponse: de lui-même.
Et donc, je parlerai de moi.
2
Maintenant, messieurs, je veux vous raconter, que cela
vous plaise ou non, pourquoi je nai même pas pu devenir
un insecte. Je vous le dis avec solennité: jai voulu devenir
un insecte à plusieurs reprises. Et, même là, je
nai pas eu lhonneur. Je vous assure, messieurs: avoir une
conscience trop développée, cest une maladie, une
maladie dans le plein sens du terme. La vie quotidienne ne se contenterait
que trop dune conscience normale, cest-à-dire dune
conscience inférieure de moitié ou des trois quarts à
celle qui est le lot de lhomme évolué de notre infortuné
XIX° siècle, dun homme qui aurait, de plus, le malheur
particulier dhabiter Petersbourg, la ville la plus abstraite et
la plus préméditée de la planète (il y a
des villes préméditées ou des villes spontanées).
Par exemple, on aurait largement assez de la conscience qui pousse les
hommes soi-disant dexception, ou les hommes daction. Ma
main au feu, vous dîtes que jécris ça pour
crâner, pour faire le malin sur les hommes daction, que
mes crâneries sont de mauvais goût et que je fais du tintouin
avec mon sabre, comme mon officier. Holà! messieurs, avez-vous
déjà vu quelquun se vanter de ses maladies - ou,
à plus forte raison, crâner avec?
Que dis-je? - Mais, tout le monde!... Cest bien de ses maladies
quon se vante, et moi le premier. Daccord; ma réplique
ne valait rien. Et néanmoins, je reste fermement convaincu que
non seulement une conscience accrue, mais que toute forme de conscience
est une maladie. Jinsiste. Laissons cela aussi pour linstant.
Dites-moi une chose: pourquoi est-ce justement, comme par hasard, dans
les mêmes minutes, oui, les minutes mêmes où je me
trouvais le plus apte à prendre conscience de toutes les finesses
du beau et du sublime, comme on disait jadis, quil
marrivait non plus davoir conscience mais daccomplir
des actes si peu reluisants que... bref, en un mot, qui sont le lot
de tous, mais que je faisais, moi, comme par hasard, dans les instants
précis où je sentais le plus que je ne devais pas les
faire? Plus je prenais conscience du bien, de tout ce beau
et ce sublime, plus je mengluais dans mon marais,
et plus jétais capable de my noyer complètement.
Mais lessentiel restait que ça ne semblait jamais fortuit
- comme si cétait ce quil fallait. Comme si cétait
là mon état naturel, et non ma maladie ou mon défaut,
de sorte quà la fin jai perdu toute envie de combattre
ce défaut. Et jai fini par faillir croire (peut-être
lai-je cru vraiment) que cétait bien cela, mon état
naturel. Mais dabord, au début, que nai-je pas dû
subir dans cette lutte! Jétais incapable de croire que
tout le monde était dans le même cas, je cachais donc cela
comme un secret. Javais honte (peut-être ai-je honte jusquà
ce jour); jen arrivais à ressentir je ne sais quel petit
plaisir secret, pas normal et pas propre, quand je rentrais chez moi,
dans mon trou, par une de ces nuits les plus mauvaises que nous avons
à Petersbourg et que javais une conscience accrue davoir
fait ce jour-là encore une nouvelle saleté et, ce que
javais fait étant irréparable, je me rongeais, secrètement,
de lintérieur, je me rongeais à toutes dents, me
taraudais et me bouffais moi-même jusquà ce que lamertume
devienne une honteuse, une maudite espèce de douceur et puis
une jouissance, franche et grave! Une jouissance, oui, une jouissance!
Jinsiste. Jen parle parce que jai toujours voulu en
avoir le cur net: les autres ressentent-ils ce genre de jouissance?
Que je vous explique: cette jouissance-là provient dune
conscience trop claire de votre abaissement; du fait que vous sentez
vous-même que vous en êtes au dernier stade; et que cest
moche, et quil ny a pas moyen de se sentir mieux; quil
ne vous reste aucune issue, que plus jamais vous ne serez un autre;
que, même sil vous restait du temps et de la foi pour devenir
quelque chose dautre, vous ne voudriez plus vous-même, sans
doute, vous transformer; et que, si vous vouliez, vous ne pourriez rien
faire de toute façon, parce quil est vrai, peut-être,
que vous navez plus rien en quoi vous transformer. Surtout et
à la fin des fins, cela se produit suivant les règles
naturelles, fondamentales, de la conscience accrue et de linertie
qui en découle directement, et donc, en conséquence, non
seulement il ny a plus moyen de se transformer, mais il ny
a, tout simplement, plus rien à faire. Vous arrivez, par exemple,
à cela, avec votre conscience accrue: vous faîtes bien
dêtre une canaille - comme si cétait une consolation
pour une canaille, davoir conscience quelle est vraiment
une canaille. Pourtant, assez... Ca, pour parler, jai bien parlé,
mais jai expliqué quoi?... Comment sexplique ce genre
de jouissance? Si, si, je mexpliquerai! Je finirai par y arriver.
Cest pour cela que je me suis mis à écrire...
Par exemple, jai un amour-propre effrayant. Je suis susceptible
et rancunier comme un bossu ou comme un nain, et cependant, jai
vécu des minutes où si javais reçu une gifle,
jaurais bien pu en être heureux. Je ne ris pas: sans doute
aurais-je été capable de découvrir même là
une sorte de jouissance - jouissance du désespoir, cela sentend,
mais cest dans le désespoir que nous arrivent les plaisirs
les plus brûlants, surtout si lon ne ressent que trop limpasse
où nous sommes tombés. Et là, cette gifle - comme
elle vous écrabouille la conscience, de voir quelle crotte on
vient de faire de vous. Lessentiel, quoi quon quen
en dise, cest quand même cela, que cest moi le premier
coupable de tout, et, le plus humiliant, cest que je suis coupable
sans péché, pour ainsi dire, selon les seules lois de
la nature. Parce que, dabord, je suis coupable dêtre
plus intelligent que tous ceux qui mentourent. (Je me suis toujours
senti plus intelligent que tous ceux qui mentouraient, et quelquefois
- me croirez-vous? - jen ai même éprouvé des
scrupules. Du moins, toute ma vie, ai-je regardé pour ainsi dire
de biais, et me suis-je toujours montré incapable de regarder
quiconque droit dans les yeux.) Parce que je suis coupable, enfin, du
fait que même si jétais doué dune quelconque
grandeur dâme, je nen éprouverais quune
douleur plus grande à la conscience de son inutilité.
Je crois que je ne saurais pas quoi faire avec ma grandeur dâme:
ni pardonner à mon offenseur, sil ma frappé
en vertu des lois de la nature; ni oublier, parce que les lois de la
nature sont ce quelles sont, mais lhumiliation aussi. Et
même si javais voulu ne pas avoir la moindre grandeur dâme,
si javais désiré, au contraire, tirer vengeance
de mon offenseur, jaurais bien été incapable de
le faire, parce que, sans doute, je naurais jamais pu me décider,
et ça, même si jen avais eu la possibilité.
Pourquoi naurais-je pas pu me décider? Je veux dire deux
mots sur le sujet.
3
Parce que, chez ceux qui savent se venger, ou qui savent
se défendre, en général - comment cela se passe-t-il?
Eux, dès quils sont possédés, disons par
lidée de vengeance, ils nont plus rien en eux que
leur idée aussi longtemps quils natteignent pas leur
but. Un monsieur de ce genre vous fonce droit au but, comme un taureau
furieux, cornes baissées, il ny a guère quun
mur qui vous larrêtera. (A propos: devant le mur, ce genre
de messieurs, je veux dire les hommes spontanés et les hommes
daction, ils saplatissent le plus sincèrement du
monde. Pour eux, ce mur nest pas un obstacle comme, par exemple,
pour nous, les hommes qui pensons et qui, par conséquent, nagissons
pas; pas un prétexte pour rebrousser chemin, prétexte
auquel, le plus généralement, nous ne croyons pas nous-mêmes,
mais auquel nous réservons le meilleur accueil. Non, ils saplatissent
de tout cur. le mur agit sur eux comme un calmant, une libération
morale, comme quelque chose de définitif, quelque chose même,
je peux dire, de mystique... Mais - plus tard avec le mur.) Eh bien,
cest cet homme spontané que je considère, comme
lhomme le plus normal, tel que limaginait sa tendre mère
- la nature - quand elle le mit au monde. Cet homme-là, jen
suis jaloux jusquà men faire tourner la bile. Il
est idiot, nous nen discuterons pas, mais qui vous dit quun
homme normal ne devrait pas être un idiot - quen savez-vous?
Peut-être est-ce même très bien. Je suis dautant
plus convaincu de ce - comment dirai-je? - soupçon, que si vous
prenez, par exemple, lantithèse de lhomme normal,
cest-à-dire lhomme à la conscience accrue,
qui tire son origine non plus, bien sûr, de la nature mais du
fond dune cornue (cela, cest presque du mysticisme, messieurs,
mais cest le soupçon que jai), il arrive à
cet homme de la cornue de saplatir si fort devant son antithèse
quil se ressent lui-même, le plus sincèrement du
monde, avec toute sa conscience accrue, comme une souris, et non plus
comme un homme. Une souris à la conscience accrue, peut-être,
mais une souris, et là, elle voit un homme, etc. Surtout, cest
de lui-même, de sa propre initiative quil se prend pour
une souris; personne ne le lui demande; voilà un point capital.
Observons à présent cette souris en action. Supposons,
par exemple, quelle aussi, elle a été humiliée
(elle est humiliée presque perpétuellement) et quelle
aussi, elle désire se venger. Elle accumule une rage encore plus
grande que lhomme de la nature et de la vérité.
Le petit désir mesquin et moche de rendre à loffenseur
la monnaie de sa pièce la ronge de lintérieur, peut-être,
dune manière plus sale encore quil ne le fait chez
lhomme de la nature et de la vérité, car lhomme
de la nature et de la vérité, avec son idiotie congénitale,
estime que sa vengeance nest quune oeuvre de justice; mais
la souris, à cause de sa conscience accrue, la nie, cette justice.
Nous en venons enfin à lacte en tant que tel, à
la vengeance proprement dite. La malheureuse souris, en plus de sa saleté
originelle, a eu le temps de sentourer du cercle que représentent
les questions et les doutes, et tant dautres saletés; à
une seule question, elle à ajouté tant dautres questions
sans réponse que cest à son corps défendant
quelle a vu samasser autour delle une sorte de fange
mortifère, un genre de boue malodorante que viennent composer
ses doutes, ses inquiétudes et, pour finir, les crachats que
lui envoient les hommes daction spontanés qui, lentourant
gravement comme ses tyrans ou ses juges, la couvrent, riant à
gorge déployée, de ridicule. Bien sûr, il ne lui
reste plus quà faire un petit geste dimpuissance
avec sa patte, à saffubler dun sourire méprisant
auquel elle ne croit pas elle-même et à filer la queue
basse jusquà son trou. Là, au fond de son sous-sol
puant, abject, notre souris humiliée, enfoncée, couverte
de ridicule, se plonge immédiatement dans une rage froide et
vénéneuse, une rage - voilà le point! - perpétuelle.
Quarante ans de suite, elle ruminera jusquaux derniers, aux plus
honteux détails de son humiliation et, chaque fois, elle en rajoutera
de plus honteux, sentretenant dans sa rage méchante et
se moquant delle-même avec sa propre fantaisie. Elle aura
honte elle-même de cette fantaisie, et, néanmoins, elle
se rappellera tout, elle retournera tout dans tous les sens, elle sinventera
les contes les plus invraisemblables sous le prétexte que cela
aussi aurait pu se passer, et elle ne se pardonnera rien. Elle commencera
peut-être à se venger, mais ce sera par à-coups,
par des vétilles, comme dans le dos, incognito, sans croire ni
à son droit de se venger ni au succès de sa vengeance
et sachant par avance que toutes ces tentatives la feront souffrir elle-même
cent fois plus que celui quelle vise - que celui-là, peut-être,
elles lui feront leffet dune piqûre de moustique.
Et sur son lit de mort, elle se rappellera tout encore une fois, avec
les intérêts accumulés, et là... Mais cest
dans ce répugnant, cest dans ce glacial espoir-et-désespoir,
dans cette inhumation volontaire et consciente sous le poids du malheur
pendant quarante années dans un sous-sol, cest dans la
conscience accrue et néanmoins - fût-ce en partie - douteuse
de limpasse dans laquelle on se trouve, dans le poison de ces
désirs insatisfaits qui a fini par pénétrer vos
chairs, dans cette fièvre, enfin, des valses-hésitations,
dans des décisions prises pour toujours et des remords qui vous
reviennent une minute plus tard, que réside lessence de
la jouissance bizarre dont jai parlé. Elle est à
ce point volatile, elle échappe parfois tellement à la
conscience quil suffit que les gens soient un peu limités,
ou quils aient simplement les nerfs solides pour ne pas comprendre
du tout. « Jen connais dautres, peut-être, qui
ne la comprendront pas, ajouterez-vous dans un sarcasme, ceux qui nont
jamais reçu de gifles », ce qui serait une manière
polie dinsinuer que cette expérience-là mest
arrivée peut-être à moi aussi et que jen parle
donc en connaissance de cause. Ma main au feu que vous croyez ça.
Mais calmez-vous, messieurs, je nai jamais reçu de gifles,
même si ça mest égal ce que vous pensez à
ce sujet. Cest moi, peut-être, qui regrette de ne pas en
avoir assez distribué. Mais il suffit, plus un mot sur ce thème
qui vous intéresse à ce point.
Je continue, imperturbable, sur les gens aux nerfs solides qui ne comprennent
pas ce raffinement des plaisirs dont nous parlons. Ces messieurs-là,
dans telle ou telle circonstance, par exemple, pourront beugler comme
des taureaux, à toute gorge, ce qui, posons cela, leur fait le
plus grand honneur mais, quils se trouvent devant une impossibilité,
ils se soumettent illico. Limpossibilité, cest donc
un mur de pierre? Quel mur de pierre? Eh, comment ça? - Les lois
de la nature, les conclusions des sciences naturelles, les mathématiques.
On vous démontre, par exemple, que vous descendez du singe: pas
la peine de faire la grimace - acceptez-le comme cest. Et quand
on vous démontre quau fond, une seule goutte de votre propre
graisse doit vous être plus chère quun bon million
de vos semblables et que cet argument résout finalement les prétendues
vertus et les devoirs, tous ces délires et autres préjugés
- acceptez-le tel quel, quest-ce que vous y pouvez, cest
comme deux fois deux - mathématique. Répliquez donc, pour
voir.
« Mais enfin, vous criera-t-on, on ne peut pas se révolter?
Cest deux fois deux font quatre! La nature ne vous demande pas
votre avis; ça lui est bien égal, ce que vous voulez et
que vous soyez daccord ou non avec ses lois. Vous êtes forcé
de la prendre comme elle est - elle, par conséquent, et tous
ses résultats. Le mur, donc, cest un mur, etc. »
Mon Dieu, mais moi, ça ne mest pas égal, les lois
de la nature et de larithmétique, si, pour telle ou telle
raison, ces lois, ces deux fois deux font quatre nont pas lheur
de me plaire? Bien sûr, ce nest pas le mur que je trouerai
avec mon front, si, réellement, je nai pas assez de force
pour le trouer, mais le seul fait quil soit un mur de pierre et
que je sois trop faible nest pas une raison pour que je me soumette.
Comme si ce mur de pierre pouvait vraiment vous apporter le repos, comme
si, vraiment, il renfermait en lui ne serait-ce quun seul mot
dapaisement pour cette unique raison que deux fois deux font quatre.
Absurdité des absurdités! Ah non, mais - tout comprendre,
avoir conscience de tout, de tous les impossibles, de tous les murs
de pierre; ne se soumettre à rien, aux impossibles, aux murs
de pierre, si cela vous répugne de vous soumettre; arriver par
les combinaisons logiques les plus inévitables aux conclusions
les plus dégoûtantes sur ce sujet toujours dactualité
que le mur de pierre, cest comme si vous, vous en étiez
coupable, même si - encore une fois - vous nêtes,
à lévidence, coupable de rien, ce qui amène,
sans dire un mot et en grinçant des dents par impuissance, à
se figer voluptueusement dans linertie et à songer quil
apparaît ainsi que vous navez même plus personne sur
qui déverser votre bile; que lobjet du délit ny
est plus, vous ne le retrouverez plus jamais peut-être, vous êtes
là, devant un tour descamotage, un truc, une pure et simple
filouterie, un genre de mélasse, on ne sait quoi, on ne sait
qui, et que pour vous, malgré les mystères et les trucs,
ça vous fait toujours mal - et moins vous comprenez, et plus
ça vous fait mal!
4
- Ha! Ha! ha! mais après ça, vous trouverez
même du plaisir dans une rage de dents! vous esclafferez-vous.
- Eh quoi? - Même dans une rage de dents, il y a du plaisir, vous
répondrai-je. Jai eu une rage de dents pendant un mois;
je sais de quoi je parle. Sauf que, cest le cas de le dire, la
rage, on ne la garde plus muette, on geint; mais ces geignements-là
ne sont pas sincères, ce sont des geignements retors, et tout
le sel est là, quils soient retors. Ces geignements traduisent
le plaisir de celui qui souffre; sil nen ressentait pas
de plaisir, il ne geindrait pas. Un bon exemple que vous avez pris,
messieurs, je men vais le développer. Ces geignements traduisent
dabord pour notre conscience toute lhumiliante absurdité
de votre douleur; toutes ces lois de la nature, dont vous navez
que faire, évidemment, mais qui font que cest vous qui
souffrez, et pas elle. Ils traduisent votre conscience dêtre
hors détat de vous trouver un ennemi, et davoir mal
quand même; la conscience que vous, avec vos régiments
de Wagenheim, vous êtes pleinement esclave de vos dents; quil
suffirait quon ne sait qui le veuille, vos dents cesseraient de
vous faire mal, et que sil ne le veut pas, elles peuvent encore
continuer pendant trois mois; que si, enfin, vous nêtes
toujours pas daccord et que vous protestez quand même, il
ne vous reste pour vous consoler quà vous fouetter tout
seul ou à cogner le mur avec vos poings - que ça lui fasse
bien mal, au mur - et que vous navez résolument rien dautre
à faire. Or donc, messieurs, ce sont dans ces humiliations sanglantes,
dans ces sarcasmes venus don ne sait qui, que commence à
paraître un plaisir qui peut sélever dans certains
cas jusquà la volupté suprême. Messieurs,
je vous demande de prêter loreille, un jour, aux geignements
dun homme évolué du XIX° siècle atteint
dune rage de dents, le deuxième jour, ou le troisième,
disons, de sa maladie, alors quil cesse progressivement de geindre
comme il geignait le premier jour, quand il avait tout simplement très
mal aux dents; non pas comme pourrait geindre je ne sais quel rustre
mal peigné, mais comme le fait un homme touché par le
développement et la civilisation européenne, un homme
arraché à la terre et aux racines nationales, comme on
dit maintenant. Ses geignements deviennent pour ainsi dire mauvais,
aussi rageurs que sales, ils durent des jours et des nuits daffilée.
Lhomme comprend lui-même quil ne saidera en
rien à geindre comme il geint; il sait mieux que personne quil
ne fait que sépuiser, que sénerver, lui-même,
et tout son entourage; il sait que même le public devant lequel
il sévertue avec tant dinsistance, que toute sa famille
lécoute déjà avec dégoût, ne
le croit pas le moins du monde et comprend bien quil pourrait
geindre différemment, dune manière simple, sans
ces roulades et ces grimaces, quil ne samuse à ça
que par méchanceté, que par sournoiserie. Cest dans
toutes ces prises de conscience, toutes ces hontes que réside
le plaisir. « Bigre, je vous dérange, je vous tire des
larmes, jempêche toute la maison de dormir. Eh bien, ne
dormez pas, sentez chaque seconde que jai une rage de dents. Maintenant,
jai cessé dêtre ce héros que je voulais
être devant vous, je ne suis plus quun homme ridicule, un
mauvais drôle. Tant mieux! Je suis heureux que vous mayez
percé à jour. Ca vous dégoûte dentendre
mes sales petits gémissements? Moi, ça me plaît
de vous rendre malades; tenez, je vais vous faire un de ces trilles
qui vous dégoûtera encore plus... » Vous ne comprenez
toujours pas, messieurs? Non, je vois quil faut se développer
longtemps, il faut longtemps cultiver sa conscience pour saisir les
méandres de cette jouissance-là! Vous riez? Parfait. Bien
sûr, messieurs, je fais des plaisanteries de mauvais goût,
elles sont inégales, hésitantes, elles doutent sitôt
quelles sont lancées. Cest que je ne mestime
pas moi-même. Un homme doué dune conscience est-il
capable de sestimer un tant soit peu?
5
Oui, est-ce possible, enfin, est-ce possible
que lon sestime encore un tant soit peu si lon a essayé
de chercher du plaisir même dans la sensation de son propre abaissement
? Ce nest pas je ne sais quel remords à la Tartuffe qui
me fait dire ce que je dis. En général, jamais je nai
pu supporter de dire : « Pardon, papa, je ne le ferai plus »
- non que je fusse incapable de le dire, au contraire, peut-être,
cest justement que jen étais trop capable, et dans
quelles circonstances ! Des fois, je me faisais prendre, comme par hasard,
dans des histoires où jétais innocent comme lenfant
qui vient de naître. Cétait là le plus moche.
Et, avec ça, je mémotionnais de fond en comble,
je me repentais, je versais des flots de larmes et il va de soi que
je me bernais tout seul, et je ne faisais pas semblant le moins du monde.
Le cur, ou quoi, qui samochait
Là, on ne pouvait
même pas accuser les lois de la nature qui mhumiliaient
le plus et le plus constamment toute la vie. Cest moche de repenser
à ça, et cétait moche sur le coup. Parce
quune minute plus tard, des fois, je comprenais rageusement que
tout cela nétait que du mensonge, oui, du mensonge, un
monstrueux mensonge de façade, je veux dire ces remords, ces
émotions, tous ces serments de renaissance. Demandez-moi pourquoi
je me démolissais et je me torturais tout seul de cette façon.
Réponse : parce que je mennuyais de rester les bras croisés
; doù ces chinoiseries. Absolument. Observez-vous un petit
peu plus vous-mêmes, messieurs, vous comprendrez que cest
comme ça. Je minventais moi-même des aventures, une
vie pour vivre, ne fût-ce quun petit peu. Combien
de fois mest-il arrivé, eh bien, ne serait-ce que de me
vexer, comme ça, pour rien, exprès ; des fois, je nen
savais rien, pourquoi jétais vexé, je métais
mis le masque, mais ça en arrivait au point où, pour le
coup, je me trouvais une raison valable. Toute ma vie jai été
attiré par ce genre dhistoires, au point que, pour finir,
jétais vraiment lancé. Une fois même, jai
voulu me forcer à tomber amoureux et même deux fois.
Et je souffrais, messieurs, je vous en fiche mon billet. Au fond du
cur, on ny croit pas, quon souffre, cest un
sarcasme qui vous remue, mais moi, je souffre, et de la manière
la plus vraie, la plus réglementaire ; je suis jaloux, je bous
et je trépigne
Et tout cela, messieurs, cest par
ennui oui, par ennui ; le poids de linertie. Car elle est
un fruit direct, légitime, une conséquence logique de
la conscience, cette inertie cette position consciente les bras
croisés. Jen ai parlé plus haut. Je le répète,
je répète et jinsiste : les hommes spontanés,
les hommes daction sont justement des hommes daction parce
quils sont bêtes et limités. Comment jexplique
cela ? Très simple : cest cette limitation qui leur fait
prendre les causes les plus immédiates, donc les causes secondaires,
pour des causes premières ; ainsi parviennent-ils plus facilement
et plus vite que les autres à se convaincre davoir trouvé
la base indubitable de leur affaire et ça les tranquillise
; et cest là lessentiel. Parce que, pour se mettre
à agir, il faut dabord avoir lesprit tranquille,
il faut quil ny ait plus la moindre place pour les doutes.
Mais, par exemple, moi, comment ferais-je pour avoir lesprit tranquille
? Pour moi, où sont-elles donc, les causes premières qui
me serviront dappui, où sont les bases ? Doù
est-ce que je les prendrais ? Je mexerce à penser ; par
conséquent, chez moi, toute cause première en fait immédiatement
surgir une autre, plus première encore, et ainsi de suite jusquà
linfini. Telle est lessence de toute conscience et de toute
pensée. Encore, si vous voulez, une loi de la nature. Et quel
est donc le résultat final ? Toujours la même chose. Souvenez-vous
de ce que jai dit de la vengeance. (Vous navez rien compris,
je parie). On dit : lhomme se venge parce quil trouve là
une chose juste. Cest donc quil a trouvé sa cause
première, sa base en loccurrence : la justice. Il
peut donc être tranquille sur tous les plans, doù
il se venge tranquillement et avec succès, convaincu quil
est daccomplir un acte aussi noble que juste. Mais moi, je nen
vois pas, de justice, là-dedans, et je ny vois non plus
aucune vertu, et donc, si je commence à me venger, je ne le ferai
que par méchanceté. Cette méchanceté pourrait
évidemment l emporter sur mes doutes, et pourrait donc,
ainsi, servir de cause première justement parce quelle
nest pas une cause. Mais quest-ce que je peux faire si je
nai même pas de méchanceté (cest bien
par ça que jai commencé) ? La méchanceté,
à cause de ces maudites lois de la conscience, elle est soumise
à une désagrégation chimique. Un geste et
lobjet devient gaz, les raisons sévaporent, le coupable
disparaît, loffense cesse dêtre une offense,
elle devient un fatum, quelque chose comme une rage de dents dont personne
nest coupable, et, de nouveau, il ne vous reste donc quune
seule issue cogner le mur, pour que ça lui fasse très
mal. Et bon, on laisse tomber, parce quon na pas trouvé
la cause première. Essayez un peu de vous laisser emporter à
laveuglette par votre passion, sans réfléchir, sans
cause première, essayez de chasser la conscience ne serait-ce
quà ces moments ; aimer, haïr mais ne plus
rester les bras croisés. Le lendemain, ou le jour daprès,
grand maximum, vous commencerez à vous mépriser de vous
être berné vous-même comme ça, en toute connaissance
de cause. Le résultat ? Bulle de savon et inertie. Ah, messieurs,
mais il est bien possible que la seule raison pour laquelle je me prenne
pour un homme intelligent, cest que, de toute ma vie, je nai
jamais rien pu commencer ni achever. CA va, ça va, je ne suis
quun bavard, rien quun bavard inoffensif et contrariant,
comme tout le monde. Mais quest-ce que je peux faire quand la
fonction unique et évidente de tout homme intelligent reste le
bavardage, cest-à-dire dagiter les bras pour faire
du vent ?
6
Si cétait seulement par
paresse que je ne faisais rien. Messieurs, comme je mestimerais!
Je mestimerais parce que je serais en état de posséder
en moins de la paresse; jaurais au moins une caractéristique,
quon pourrait presque dire positive, et dont je serais assuré.
Question: qui suis-je? Réponse: un fainéant; quune
chose pareille ferait plaisir à entendre. Cest donc que
je suis positivement défini, donc on peut dire quelque chose
de moi. « Un fainéant! » - Mais cest un titre,
une fonction, oui, une carrière, mes bons messieurs. Non mais
cest vrai. Dès ce moment, je suis membre de droit du club
le plus important, et je ne fais plus rein dautre que mestimer.
Jai connu un monsieur qui sest flatté toute sa vie
de sy connaître en Laffites. Il pensait que cétait
là une dignité tout à fait positive et ne laissait
jamais de place pour le doute. Il est mort la conscience tranquille,
et même triomphante, et il avait raison. Moi, à sa place,
je me serais choisi une carrière: jaurais été
un fainéant et un glouton, mais pas un glouton ordinaire - non,
un glouton qui, par exemple, se serait adonné au beau et au sublime.
Quen pensez-vous? Moi, il y a longtemps que jai ça
dans lidée. Ce « beau » et ce « sublime
», je lavoue, ils me tapent sérieusement sur le système,
la quarantaine venue; mais cest que jai quarante ans - à
lépoque, la chose aurait été toute autre!
Non, à lépoque, je me serais trouvé une activité
- je veux dire boire à la santé de tout ce quest
le beau et le sublime. Je me serais accroché à toutes
les occasions pour commencer par verser une larme dans ma coupe, puis
pour la boire à la santé du beau et du sublime. Cest
le monde entier, à ce moment-là, que jaurais vu
en beau et en sublime. Dans la saleté la plus minable, la plus
patente, jaurais trouvé du beau et du sublime. Je serais
devenu larmoyant comme une éponge mouillée. Un peintre,
par exemple, vous aurait peint un tableau de Gay. Je bois tout de suite
à la santé du peintre qui a peint ce tableau de Gay, parce
que jaime le beau et le sublime. Un auteur a écrit Comme
il plaît à chacun; je bois tout de suite à la santé
de chacun à qui ça plaît, parce que jaime
le beau et le sublime. Et je demande quon me montre du respect
pour cet amour, je persécute ceux qui ne men montrent pas.
Je vis tranquille, je meurs en triomphant - ah, mais cest formidable,
formidable! Et je me serais laissé pousser une de ces bedaines,
je me serais arrangé un de ces triples mentons, je me serais
sculpté un de ces nez de poivrot tel que nimporte qui en
me voyant se serait dit: « Ben mon vieux, ça cest
du positif! » Dites ce que vous voulez, messieurs, il est bien
agréable dentendre ces exclamations en notre époque
négative.
7
Mais ce sont là que des rêves dorés.
Oh, dîtes moi qui a dit le premier, qui a énoncé
le premier que si les hommes faisaient des saletés, cest
seulement quils ne connaissaient pas leurs véritables intérêts?
quil suffisait de les éclairer, de leur ouvrir les yeux
sur ces intérêts véritables pour quils arrêtent
à linstant de faire leurs saletés - que, sils
sont éclairés sur leur véritable profit, sils
le comprennent, ils deviendront honnêtes et bons en un clin dil
et que cest dans le bien quils verront ce profit, car on
sait bien que personne ne peut agir sciemment contre son intérêt,
quils feront donc le bien, pour ainsi dire, par nécessité.
O pauvre enfant! O pur et innocent bébé! Mais, tout dabord,
quand donc avez-vous vu, dans tous les millénaires, que les hommes
nagissaient que dans leur intérêt? Que faites-vous
de ces millions dactions qui témoignent que les hommes,
en toute conscience, cest-à-dire dans la pleine compréhension
de leur intérêt véritable, le laissent au deuxième
plan pour se lancer sur un autre chemin, celui du risque, du hasard,
sans y être forcés par rien ni par personne, comme si,
justement, ils voulaient tout sauf une route balisée, et quils
sen ouvrent une autre, avec obstination, sans aucune raison -
une autre, absurde, plus pénible, dont cest tout juste
sils ne se louvrent pas dans les ténèbres?
Parce que, nest-ce pas, cest leur obstination et leur lubie
quils préfèrent à leur intérêt...
Un intérêt... Quest-ce que cest donc, un intérêt?
Et puis, pouvez-vous prendre sur vous de définir à coup
sûr ce qui est intéressant pour lhomme? Et que se
passerait-il si cet intérêt, certaines fois, certaines
fois, non seulement pouvait, mais devait consister, justement, à
se souhaiter non pas ce qui est profitable, mais ce qui est le pire?
Et sil en est ainsi, si ce genre de situations peut se produire,
alors, cest toute votre loi qui tombe à leau. Quen
dites-vous, ces situations existent? Vous riez; riez, messieurs, mais
répondez; ce qui profite à lhomme peut-il toujours
être établi sans un risque derreur? Ny a-t-il
pas des cas qui, non seulement nentrent pas, mais ne peuvent pas
entrer dans une classification? Parce que, messieurs, autant que je
le sache, votre grand registre de nos intérêts, vous lavez
pris dans la moyenne des chiffres statistiques et des formules des sciences
de léconomie. Vos intérêts, quest-ce
que cest? Le bien-être, la richesse, la liberté,
le calme, etc.; de sorte que les hommes, qui, par exemple, iraient délibérément
à lencontre de cette liste ne seraient, daprès
vous, rien dautre que des obscurantistes, ou carrément
des fous, nest-ce pas? Mais, une chose étonnante; comment
se fait-il que toutes ces statistiques, ces sages, ces amis du genre
humain, énumérant les intérêts des hommes
en oublient toujours un? Ils ne le prennent même pas en compte
au sens où il le faudrait, et cest pourtant de cela que
leur calcul dépend. Le malheur ne serait pas bien grand, si on
le prenait, cet intérêt, pour linclure sur la liste.
Mais là est toute la catastrophe, que cet intérêt
si fameux napparaît dans aucune classification, ne trouve
sa place dans aucune liste. Par exemple, jai un ami... Dailleurs,
messieurs, cest votre ami à vous aussi; et de qui donc,
oui, de qui donc nest-il pas lami? En se mettant à
faire quelque chose, ce monsieur-là vous expliquera tout de suite,
dune manière claire et pontifiante, comment il faut agir
précisément selon les lois de la raison et de la vérité.
Bien plus: cest avec feu et émotion quil vous peindra
les véritables intérêts de lespèce
humaine, ses intérêts normaux; il accusera dun ton
moqueur ces taupes imbéciles qui ne comprennent ni leurs intérêts
ni la vraie signification de la vertu; et - un quart dheure, à
peine, plus tard, sans aucune raison impondérable ou extérieure,
non - par on ne sait quelle raison tout à fait intérieure,
bien plus puissante que tous ses intérêts, il vous sortira
une chose exactement inverse, il se placera en contradiction flagrante
avec ce quil vient de dire: contre les lois de la raison, contre
ses propres intérêts, bref, contre tout... Je vous préviens
que cet ami est un personnage collectif, cest pourquoi il me semble
délicat de laccuser tout seul. Mais cest ce que je
dis, messieurs: nexiste-t-il pas réellement quelque chose
qui est plus cher à presque tous les hommes que leurs intérêts
les plus grands, ou bien (pour ne pas aller contre la logique), est-ce
quil nexiste pas un intérêt qui est le plus
intéressant (celui-là même que tout le monde omet,
et dont je viens de parler), un intérêt primordial, plus
intéressant que tous les autres intérêts et au nom
duquel, si cela savère nécessaire, les hommes sont
prêts à braver toutes les lois - parfaitement, à
se dresser contre le bon sens, lhonneur, le calme, le bien-être
- bref, à se dresser contre tout ce qui est utile et beau, dans
le seul but datteindre cet intérêt premier, cet intérêt
le plus intéressant et qui leur est plus cher que tout?
- Bah, ça reste un intérêt, répliquez-vous,
minterrompant. Attendez donc, messieurs, nous aurons le temps
de nous expliquer, il ne sagit pas de faire des calembours, mais
de ceci: cet intérêt-là est dautant plus remarquable
quil détruit toutes nos classifications et quil démolit
constamment tous les systèmes imaginés par les amis du
genre humain pour le bonheur du genre humain; que, bref, il dérange
tout le monde... Mais avant de vous le nommer, cet intérêt,
je veux me compromettre personnellement et cest pourquoi jaffirme,
comme par défi, que tous ces beaux systèmes, ces théories
pour expliquer à notre humanité ses intérêts
réels et naturels afin que son nécessaire élan
pour les atteindre, ces intérêts, lemplisse immédiatement
de bonté et de noblesse, que, tous donc, ils ne sont pour le
moment, à mon avis, que de la fausse logique! Car enfin, ne serait-ce
quaffirmer cette théorie dune régénération
du genre humain dans son ensemble par un système fondé
sur ses propres intérêts, cest, daprès
moi, ou peu sen faut, la même chose... eh bien, quaffirmer,
par exemple, à la suite de Buckle, que lhomme sadoucit
avec la civilisation et que, par conséquent, il devient moins
sanguinaire et moins capable de faire la guerre. La logique veut que
ça paraisse vrai. Mais lhomme est à ce point esclave
de son système et de ses conclusions abstraites quil est
prêt, en toute conscience, à déformer la vérité,
prêt à ne plus rien voir, à ne plus rien entendre,
du moment quil justifie mieux cette logique. Voilà pourquoi
je prends ça en exemple, cest un exemple trop frappant.
Regardez autour de vous: le sang coule à grands flots, et dune
façon tellement joyeuse, encore, on dirait du champagne. Et cest
cela, notre XIXe siècle dont Buckle fut le contemporain. Regardez
Napoléon le Grand, et celui daujourdhui. Regardez
lAmérique du Nord - cette union perpétuelle. Regardez,
enfin, cette caricature quest le Schleswig-Holstein... Quest-ce
donc quelle adoucit en nous, la civilisation? Tout ce fait la
civilisation, cest quelle amène à une plus
grande complexité de sensations... absolument rien dautre.
Je parie même que, cette complexité se développant,
elle peut aller jusquau point où elle nous fera découvrir
des plaisirs jusque dans le sang. Cela sest déjà
produit. Avez-vous remarqué que les buveurs de sang les plus
raffinés furent presque tous les hommes les plus civilisés
qui soient, même si les Attila et les Stenka Razine ne leur arrivaient
pas à la cheville, parfois, et que, sils sont peut-être
moins visibles quAttila et les Stenka Razine, cest simplement
quils sont devenus communs, trop ordinaires, quils sont
rentrés dans le rang? La civilisation, si elle na pas rendu
les hommes plus sanguinaires, a conféré à cette
cruauté quelque chose de plus sale, de plus odieux. Avant, les
hommes voyaient dans le meurtre un acte de justice, ils étripaient
donc qui ils devaient sans remords de conscience; maintenant, nous avons
beau savoir que le meurtre est une saloperie, nous la pratiquons de
plus belle, cette saloperie, et encore plus quavant. Quest-ce
qui est pire? - A vous de décider. Il paraît que Cléopâtre
(passez-moi cet exemple dhistoire romaine) aimait enfoncer des
épingles dorées dans les seins de ses servantes et quelle
trouvait une jouissance dans leurs tortillements et dans leurs cris.
Vous me direz que cela se passait à une époque quon
pourrait dire relativement barbare; que maintenant aussi, cest
une époque barbare parce que, maintenant aussi (toujours relativement
parlant) on enfonce des épingles; que maintenant aussi, même
si les hommes ont su apprendre quelquefois à se faire une vision
plus claire quaux époques barbares, ils sont loin davoir
appris à agir selon ce que leur dictent les sciences ou la raison.
Et, néanmoins, vous êtes toujours persuadés quils
finiront bien par apprendre, quand on ne sait quelles ancestrales et
détestables habitudes seront définitivement passées,
que le bon sens et les sciences réunis les rééduqueront
de fond en comble et dirigeront leur humaine nature vers sa voie naturelle.
Vous êtes persuadés qualors, cest deux-mêmes
quils cesseront de se tromper volontairement et que, pour ainsi
dire, cest malgré eux quils ne chercheront plus à
séparer leur liberté de leurs intérêts normaux.
Bien plus: alors, dites-vous, cest la science en tant que telle
qui apprendra aux hommes (encore que là, ce soit même du
luxe, à mon avis) quen fait, ils nont ni volontés
ni caprices, quau fond, ils nen nont jamais eu, et
quils ne sont eux-mêmes rien dautre que des espèces
de touches de piano, ou des goupilles dorgue; et que, en plus
de tout cela, il y a encore les lois de la nature; de sorte que tous
les actes quils font ne se font pas selon leur volonté,
mais par eux-mêmes, daprès les lois de la nature.
Il suffit donc de découvrir ces lois de la nature et lhomme
pourra cesser de répondre de ses actes, ce qui simplifiera sa
vie dune façon considérable. Toutes les actions
humaines seront delles-mêmes classées selon ces lois,
mathématiquement, un peu comme des tables de logarithmes, jusquà
108000, elles seront inscrites à lalmanach; ou, mieux encore,
on pourra voir paraître des éditions utiles du genre de
nos dictionnaires encyclopédiques, où tout sera noté
et codifié avec une telle exactitude quil ny aura
plus jamais dactes ni daventures. - Alors - cest toujours
vous qui parlez - sinstaureront de nouvelles relations économiques,
toutes prêtes à lusage, calculées, elles aussi,
avec une exactitude mathématique, de sorte quen un instant
disparaîtront tous les problèmes possibles et imaginables,
pour cette unique raison, en fait, quils trouveront toutes les
réponses possibles et imaginables. Alors, on verra se construire
un palais de cristal. Alors... Bon, bref, cest lOiseau bleu
qui nous rendra visite. Evidemment, nul ne peut garantir daucune
façon (cest moi qui parle maintenant) qualors, disons,
la vie ne sera pas mortellement ennuyeuse (parce que, à quoi
sert de faire quoi que ce soit, si cest déjà inscrit
sur une tablette?), mais elle sera parfaitement raisonnable. Certes,
que ninventerait-on pas quand on sennuie! Car les épingles
dor, cest aussi par ennui quon les enfonce - mais
laissons ça. Ce qui est moche (cest encore moi qui parle),
cest quon pourrait bien voir les hommes se réjouir
de ces épingles dor. Parce que lhomme est bête,
phénoménalement bête. Cest-à-dire,
il est loin dêtre bête, mais il est tellement ingrat
que rien au monde ne lest plus que lui. Moi, par exemple, ça
ne métonnerait pas du tout, de voir surgir, comme ça,
sans prévenir, en plein milieu de cette raison régnante,
un monsieur au physique ingrat, ou, pour mieux dire, rétrograde
et sarcastique, qui se mettrait les deux mains sur les hanches et qui
dirait: Dites-donc, messieurs, est-ce quon ne pourrait pas lenvoyer
valdinguer, toute cette raison, dun seul coup de pied, seulement
pour envoyer ces logarithmes au diable, et pour vivre à nouveau
selon notre liberté stupide? Ca, encore, ce nest rien,
mais le malheur, cest quil trouvera obligatoirement des
partisans: lhomme est ainsi fait. Et tout cela, pour cette raison
tellement idiote quil serait malséant, sans doute de la
mentionner: cest que les hommes, partout et de tout temps, qui
quils puissent être, aiment agir comme ils le veulent, et
non comme le leur dictent la raison et leur propre intérêt;
vouloir contre son intérêt est non seulement possible,
cest quelquefois positivement obligatoire (cela, cest déjà
mon idée). Leur volonté particulière, libre, affranchie
de contraintes, leur caprice individuel, fût-il le plus farouche,
leur fantaisie, exacerbée parfois jusquà la folie
même - cest bien cela, cet intérêt omis, ce
plus profitable de tous les profits, qui nentre dans aucune classification
et qui envoie perpétuellement au diable tous les systèmes
et toutes les théories. Car quoi, où les savants ont-ils
pu bien trouver que les hommes ont besoin de je ne sais quelle volonté
naturelle, de je ne sais quelle volonté de vertu? Ce dont les
hommes ont besoin - cest seulement dune volonté indépendante,
quel que soit le prix de cette indépendance, et quelles que soient
ses conséquences. Bon, et la volonté, le diable sait de
quoi...
8
- Ha! ha! ha! Mais votre volonté,
au fond, si vous voulez, elle nexiste pas! vous écriez-vous,
minterrompant dun grand éclat de rire. Même,
à lépoque où nous vivons, la science est
si bien parvenue à anatomiser lhomme que nous savons parfaitement
que la volonté et le prétendu libre arbitre ne sont rien
dautre que...
- Tout doux, messieurs, je voulais commencer par ça moi-même.
Je vous lavoue, vous mavez fait peur. Je voulais juste vous
crier que cette volonté, le diable seul savait de quoi elle dépendait,
et que javais bien fait, sans doute, de mêtre souvenu
de la science... et je me suis écrasé. Cest là
que vous êtes intervenus. Parce que, cest vrai, nest-ce
pas, si lon trouve vraiment une formule pour toutes nos volontés
et tous nos caprices, cest-à-dire de quoi ils dépendent,
quelles sont au juste les lois qui les font naître, qui font quils
se développent, ou ce vers quoi ils tendent dans tel ou tel cas,
etc., enfin, une formule mathématique véritable - alors,
cest sans doute vrai que lhomme cessera tout de suite de
vouloir, et même, sans doute cessera-t-il à coup sûr.
Qui donc pourrait vouloir selon une formule? Bien plus: lhomme
cessera tout de suite dêtre un homme et deviendra une goupille
dorgue, ou quelque chose comme ça; parce que quest-ce
que cest donc quun homme sans désirs, sans volontés,
sans souhaits, sinon une goupille dans un jeu dorgue? Quen
pensez-vous? Examinons les probabilités - cela peut-il arriver,
oui ou non?
- Hum... décidez-vous, nos désirs sont presque toujours
erronés à cause dune conception erronée de
nos intérêts. Cest pour cela quil nous arrive
de vouloir vraiment nimporte quoi, si cest dans ce nimporte
quoi que nous voyons, par pure bêtise, le chemin le plus court
pour atteindre un intérêt supposé davance.
Daccord, mais quand tout sera expliqué, calibré
sur une page (ce qui est très possible parce que cest moche,
quand même, et cest absurde de croire davance que
lhomme ne découvrira jamais de nouvelles lois de la nature),
alors, évidemment, il ny aura plus de prétendus
désirs. Car si la volonté, un beau jour, se met vraiment
de mèche avec la raison, cest donc, alors, que nous raisonnerons
et que nous arrêterons de vouloir parce quil est impossible,
par exemple, en gardant sa raison, de vouloir une chose absurde, daller
de cette façon, en toute conscience, à lencontre
de la raison et de vouloir du mal... Et comme tous les désirs
et les raisonnements peuvent être calculés réellement,
parce quon finira bien par découvrir un jour les lois de
notre prétendu libre arbitre, donc, cest bien vrai, que
- je ne ris pas - il peut en découler quelque chose comme une
table, de sorte que, vraiment, nous nous mettrons à faire nos
volontés selon cette table. Si, par exemple, un jour, on me dénombre
et on me prouve que si jai dit « merde » à
quelquun, cétait évidemment parce que je ne
pouvais pas ne pas le dire, et que je devais le dire avec exactement
lintonation qui fut la mienne, alors, quest-ce quil
me restera de libre en moi, surtout si je suis instruit, et que jai
un diplôme? A ce moment, je peux prévoir ma vie pour les
trente ans à venir; bref, si cela se fait, nous autres, il ne
nous restera plus rien à faire; de toute façon, il faudra
bien se soumettre. En général, ce que nous avons à
faire sans nous lasser, cest de nous répéter quobligatoirement,
à telle minute et dans telles circonstances, la nature ne nous
demande pas notre avis; quil faut que nous lacceptions telle
quelle est et non pas telle que nous nous la représentons
dans nos fantasmes, et que sil est vraiment exact que nous voulions
aller vers les tablettes et le calendrier, et... euh, oui, eh bien,
même vers les cornues, alors, donc, que voulez-vous, il faudra
bien admettre les cornues! Sinon, cest la cornue qui sadmettra
toute seule, sans nous...
- Eh oui, mes bons messieurs, cest là que je vous y prends!
Messieurs, pardonnez-moi de mêtre lancé dans la philosophie;
mais, quarante ans de sous-sol! je peux bien me permettre un peu de
fantaisie. Voyez-vous: la raison est, messieurs, une excellente chose
- je vous laccorde volontiers -, mais la raison nest rien
que la raison, elle ne satisfait donc que les besoins rationnels de
lhomme, alors que le vouloir est la traduction même de la
vie tout entière, oui, je veux dire de toute la vie humaine,
la raison y comprise, et les grattages de méninges. Et même
si notre vie napparaît souvent pas très propre sous
cet éclairage, elle est quand même la vie, et pas seulement
une extraction de racine carrée. Moi, par exemple, je veux vivre,
de façon absolument naturelle, pour satisfaire toute mon aptitude
à vivre et non pour satisfaire seulement toutes mes aptitudes
rationnelles, cest-à-dire juste un vingtième, et
encore, de toute mon aptitude à vivre. Que peut connaître
la raison? La raison ne peut connaître que ce quelle a eu
le temps dapprendre (le reste, je crois, quelle ne le saura
jamais; ce nest peut-être pas une consolation, mais pourquoi
ne pas le dire?), or la nature humaine fonctionne comme un tout, avec
lensemble de ce quelle contient, conscient et inconscient,
elle peut vous faire nimporte quoi, mais elle vit. Je soupçonne,
messieurs, que vous me considérez avec de la compassion; vous
me répétez quun homme civilisé, évolué,
enfin, lhomme tel quil sera dans lavenir, ne pourra
désirer sciemment une chose qui lui serait néfaste, que
cela est mathématique. Je suis parfaitement daccord, cest
bien mathématique. Mais je vous répète pour la
centième fois quil ny a quun seul cas, oui,
un seul cas, où lhomme peut délibérément,
en toute conscience, se souhaiter quelque chose de néfaste, de
stupide, et même le plus stupide qui soit, je veux dire: pour
avoir le droit de se souhaiter même ce qui est le plus stupide,
et ne pas être lié à cette obligation de se souhaiter
toujours le plus intelligent. Parce que cette stupidité suprême,
parce que ce caprice, en vérité, messieurs, peut-être
arrive-t-il quil soit, en certains cas surtout, ce qui peut exister
de mieux au monde. En particulier, il peut être le meilleur de
tous les biens, même sil se révèle évidemment
nuisible et sil vient contredire les conclusions les plus sensées
de notre raison sur ce qui lui procure du bien, parce que, dans tous
les cas, il nous conserve ce qui nous est le plus fondamental et le
plus précieux, je veux dire notre personnalité, notre
individualité. Certains affirment, nest-ce pas, que cest
cela qui est le plus précieux pour lhomme; la volonté,
si elle le veut, peut parfaitement, bien sûr, se fondre à
la raison, surtout si lon nexagère pas cette raison,
si lon sen sert avec modération; elle est une chose
utile, et même, quelquefois, louable. Mais, très souvent,
même la plupart du temps, la volonté lui reste obstinément
irréductible et... et... vous savez quoi? Cela aussi, cest
très utile, et cest parfois même très louable.
Supposons, messieurs, que lhomme ne soit pas stupide. (Cest
vrai, voilà une chose quon ne peut absolument pas dire
de lui, ne serait-ce que pour cet argument: si lhomme est stupide,
qui donc peut être intelligent?) Mais, sil nest pas
stupide, il reste monstrueusement ingrat! Ingrat phénoménalement...
Je pense même que la meilleure définition de lhomme
est la suivante: créature bipède et ingrate. Et ce nest
pas tout encore; cela nest pas son défaut principal; son
défaut principal est sa mauvaise conduite perpétuelle,
constante, depuis lépoque du déluge jusquà
celle du Schleswig-Holstein des destins de lhumanité. La
mauvaise conduite, donc, labsence de raison; puisquil est
établi depuis longtemps que le manque de raison provient de la
mauvaise conduite. Essayez de jeter un oeil sur lhistoire de lhomme;
que voyez-vous? Du grandiose? Je veux bien, du grandiose; rien que le
colosse de Rhodes, par exemple, il se pose là! Le sieur Anaevski
témoigne à juste titre du fait que les uns disent quil
serait oeuvre humaine, quand dautres affirment au contraire quil
fut créé par la nature elle-même. Un paysage bariolé?
Sans doute, le paysage est bariolé; il suffirait dexaminer
à travers tous les siècles et chez tous les peuples ne
serait-ce que les uniformes dapparat, tant chez les militaires
que chez les civils - eux aussi, ils se poseraient là, et, pour
les uniformes de fonction, on sy casserait les dents - aucun historien
ne tiendrait le coup. De la monotonie? Mais oui, sans doute, de la monotonie;
ils se battent et se battent encore, ils se battent encore aujourdhui,
ils se battaient avant, ils se battront plus tard - accordez-moi que
cest même un peu trop monotone. Bref, on peut dire ce quon
veut de lhistoire du monde, tout ce qui peut venir à lidée
de la cervelle la plus dérangée. La seule chose quon
ne puisse pas dire, cest quelle est raisonnable. Vous vous
contrediriez au premier mot. Et regardez un peu lennui qui vous
arrive: car enfin, on voit paraître constamment devant nos yeux
des hommes tout ce quil y a dhonnête et de raisonnable,
des sages, des amis du genre humain, qui, justement, assignent pour
but à toute leur existence de mener une vie aussi honnête
et aussi raisonnable que possible, dilluminer, pour ainsi dire,
leur prochain avec eux-mêmes, pour lui prouver, au fond, quil
est possible dans les faits de vivre sa vie dune façon
honnête et raisonnable. Eh bien? On le sait, beaucoup de ces amis
du genre, un jour ou lautre, à la fin de leur vie, se trahissent,
et terminent par je ne sais quelles aventures, dont certaines sont même
carrément malpolies. Maintenant, je vous demande: que pouvez-vous
attendre de lhomme, sil est une créature douée
de qualités aussi bizarres? Mais couvez-le de tous les biens
du monde, noyez-le dans le bonheur la tête la première,
pour quil ne reste que des petites bulles à glouglouter
à la surface de ce bonheur, comme sur une mare; donnez-lui une
suffisance économique telle quil ne lui reste absolument
plus rien à faire, sinon dormir, manger de la brioche et sagiter,
lhistoire du monde ne sarrête pas - lui, lhomme,
je veux dire, une seconde plus tard, par pure ingratitude, par pur désir
de nuire, il vous fera une entourloupe. Il ira jusquà remettre
sa brioche en jeu et se souhaitera, exprès, les bêtises
les plus catastrophiques, la plus antiéconomique des absurdités,
dans le seul but de mélanger à toute cette raison si positive
son élément fantastique fatal. Oui, ce sont bien ses rêves
fantastiques, cest sa bêtise la plus crasse que lhomme
voudra se conserver dans le seul but de se confirmer à lui-même
(comme si cela était vraiment tellement indispensable) que les
hommes sont encore des hommes, et pas des touches de piano, sur lesquelles
jouent peut-être les propres mains des lois de la nature mais
qui menacent, ces mains, de jouer au point quil sera interdit
de vouloir hors des limites de lalmanach. Et, bien plus encore:
même au cas où il serait vraiment une touche de piano,
même si cest là une chose quon lui démontre
par les sciences naturelles et la mathématique, même là,
il ne se rendra pas à cette raison, il fera sciemment quelque
chose contre, par pure ingratitude; en fait, rien que pour sobstiner.
Et, sil na plus de moyens, il inventera la destruction et
le chaos, il inventera toutes sortes de souffrance, et il la soutiendra,
sa position! Il lancera au monde sa malédiction, et, comme il
ny a que lhomme qui puisse maudire (ça, cest
son privilège, ce qui le distingue le plus fondamentalement des
autres animaux), je gage quil atteindra son but avec sa seule
malédiction, quil arrivera donc à se convaincre
vraiment quil est un homme et pas une touche de piano! Si vous
me dites que même cela, on peut le calculer sur des tablettes,
même le chaos, la nuit et la malédiction, que cest
la seule possibilité du calcul préalable qui arrêtera
tout et que la raison reprendra le dessus, alors, lhomme fera
exprès de devenir fou, pour perdre cette raison et sobstiner
dans son idée! Je suis sûr de cela, cest une chose
que je garantis parce quil me semble bien que toute lactivité
humaine, vraiment, ne consiste quen cela que lhomme se prouve
à chaque instant quil est un homme et pas une goupille
dorgue! Par ses plaies et ses bosses, mais quil le prouve;
même en retournant dans les cavernes, mais quil le prouve.
Après cela, comment ne pas pécher, ne pas se féliciter
que tout cela nexiste pas encore, et que pour linstant la
volonté dépende encore de Dieu sait quoi...
Vous me criez (si seulement vous me faites encore lhonneur de
me crier dessus) que personne ne me lenlève, ma volonté;
que tout ce quon essaie de faire ici, cest darranger
le monde de telle façon que la volonté, delle-même,
par sa volonté propre, concorde avec mes intérêts
normaux, avec les lois de la nature et de larithmétique.
- Voyons, messieurs, de quelle volonté propre pouvez-vous parler
si nous en arrivons jusquaux tablettes et à larithmétique,
sil ny a plus que deux fois deux font quatre qui fonctionne?
Deux fois deux feront toujours quatre, que je le veuille ou non. Cest
comme ça quelle existe, ma volonté?
9
Mais oui, je plaisante, messieurs, et
je sais bien que je ne plaisante pas dune manière très
heureuse, mais on ne peut quand même pas tout prendre en plaisantant.
Cest en grinçant des dents, peut-être, que je plaisante.
Messieurs, il y a des questions qui me torturent; résolvez-les
pour moi. Vous, par exemple, vous voulez désapprendre aux hommes
leurs vieilles habitudes et corriger leur volonté pour quelle
corresponde aux exigences de la science et du bon sens. Mais comment
savez-vous quil est non seulement possible mais nécessaire
de transformer les hommes de cette façon? De quoi concluez-vous
que la volonté humaine a une nécessité si impérieuse
damendement? Bref, comment savez-vous quun tel amendement
aura pour les hommes un intérêt réel? Et, tant quà
dire ce quon pense, pourquoi êtes-vous certainement assurés
que le fait de ne pas se dresser contre les intérêts normaux
et véritables garantis par les conclusions de la science et de
larithmétique soit pour les hommes réellement toujours
profitable et forme une loi pour toute lhumanité? Car,
pour linstant, cela nest que votre supposition. Cest
une loi de la logique, je veux bien le supposer, mais pas du tout, peut-être,
une loi de lhumanité. Vous pensez peut-être, messieurs,
que je suis fou? Laissez-moi mexpliquer. Certes: lhomme
est un animal essentiellement bâtisseur, condamné à
tendre vers son but en toute conscience par la voie de lingénierie,
cest-à-dire à se frayer un chemin, à tout
jamais et sans interruption, vers où que ce soit. Mais cest
pour cette raison, peut-être, quil a envie parfois de faire
un détour, parce quil est condamné à se frayer
ce chemin, et aussi, je suppose, parce que, si bête que puisse
être en général lhomme daction spontané,
il lui arrive quand même de penser quelquefois que ce chemin,
en fait, le mène presque toujours où que ce soit, que
lessentiel nest pas de savoir où, mais le fait quil
y aille, et que le gentil garçon, méprisant lart
de lingénierie, ne tombe pas dans la fatale oisiveté,
laquelle, comme nous savons, est mère de tous les vices. Les
hommes aiment bâtir et se tracer des chemins, daccord. Mais
pourquoi aiment-ils aussi passionnément la destruction et le
chaos? Ca, dites-le-moi un peu. Jai envie de déclarer deux
mots moi-même à ce sujet. Nest-ce pas, peut-être
que sils aiment tant la destruction et le chaos (et il est indéniable
quil leur arrive daimer ça très fort, la chose
est là), cest quils craignent eux-mêmes instinctivement
datteindre leur but et dachever le bâtiment quils
sont en train de construire? Quen savez-vous, peut-être,
leur bâtiment, ils laiment seulement de loin, mais pas du
tout de près; peut-être ce quils aiment, cest
seulement le bâtir, mais pas vivre dedans, mais le laisser après
aux animaux domestiques, du genre des fourmis, des moutons, etc. Les
fourmis, elles, elles semblent dun avis contraire. Elles possèdent
un bâtiment stupéfiant du même genre, indestructible
à tout jamais - la fourmilière.
Mesdames les fourmis ont commencé avec la fourmilière,
elles finiront dans doute avec la fourmilière, ce qui fait honneur
à leur constance et à leur caractère positif. Mais
les hommes sont des créatures frivoles et pas jolies-jolies,
et, comme le joueur déchecs, peut-être, ils naiment
que le processus qui mène au but, et non le but en tant que tel.
Et, qui sait (on nen jurerait pas), peut-être tout notre
but en ce monde, ce but vers quoi lhumanité tend tellement,
ne tient-il justement que dans le caractère continuel du processus
de sa conquête, en dautres mots - que dans la vie elle-même
et non à proprement parler dans le but, lequel, cela est évident,
ne doit être rien dautre quun deux et deux font quatre,
cest-à-dire une formule, car deux et deux font quatre,
ce nest déjà plus la vie, messieurs, mais le début
de la mort. Du moins les hommes ont-ils toujours eu peur, dune
façon ou dune autre, de ce deux et deux, comme jen
ai peur moi-même à linstant où jécris.
Supposons que les hommes ne fassent que rechercher ces deux et deux,
quils traversent les océans, quils sacrifient leur
vie dans cette recherche, mais - les trouver, les trouver pour de vrai,
je vous le jure, ils en ont un peu peur. Ils sentent bien que dès
quils les auront trouvés, ils nauront plus rien à
chercher. Les ouvriers, à la fin de leur travail, reçoivent
au moins de largent, ils peuvent faire un tour au bistro, se retrouver
au poste - et voilà une semaine bien remplie. Mais les hommes,
où peuvent-ils aller? Au moins, chaque fois, remarque-t-on chez
eux comme un malaise quand ils atteignent ce genre de buts. Ils aiment
laction datteindre, mais, le fait même - ils ne laiment
pas du tout, ce qui, bien sûr, est terriblement drôle. Bref,
les hommes sont conçus dune façon comique: il y
a sans doute là comme une espèce de calembour. Mais deux
et deux font quatre reste quand même résolument insupportable.
Deux et deux font quatre, mais cest, à mon avis, si je
puis me permettre, un sarcasme pur et simple. Deux et deux se pavane
comme un coq, se dresse au milieu de votre route, les mains sur les
hanches, et reste là à vous cracher dessus. Je vous accorde
que deux et deux est une chose excellente; mais tant quà
tout louer, cest deux et deux font cinq qui peut être un
engin combien plus adorable.
Doù vient que vous êtes si fermement, si triomphalement
persuadés que seuls le positif et le normal - bref, en un mot,
le bien-être - sont dans les intérêts des hommes?
Votre raison ne se trompe-t-elle pas dans ses conclusions? Et si les
hommes naimaient pas seulement le bien-être? Et sils
aimaient la souffrance exactement autant? Si la souffrance les intéressait
tout autant que le bien-être? Les hommes laiment quelquefois,
la souffrance, dune façon terrible, passionnée,
ça aussi, cest un fait. Ce nest même plus la
peine de se rapporter à lhistoire du monde; posez-vous
la question vous-même si seulement vous êtes un homme et
si vous avez un tant soit peu vécu. Quant à mon opinion
personnelle, aimer seulement le bien-être, ça me paraît
presque indécent. Que ce soit bien ou mal, mais casser quelque
chose, cest parfois très plaisant. Car ce nest pas
la souffrance, au fond, que je défends ici, et pas non plus le
bien-être. Ce que je défends, cest... mon caprice,
le fait quil me soit garanti quand jen ressentirai le besoin.
Par exemple, la souffrance est inadmissible dans les vaudevilles, je
le sais. Dans le palais de cristal, elle est, de plus, impensable: la
souffrance, cest un doute, cest une négation, or
quest-ce quun palais de cristal où le doute est possible?
Mais je reste persuadé que lhomme ne refusera jamais la
souffrance véritable, cest-à-dire la destruction
et le chaos. Car la souffrance est la seule cause de la conscience.
Même si jai commencé par affirmer que la conscience
était pour les hommes leur plus grand malheur, je sais quils
laiment e ne léchangeraient contre aucune satisfaction.
La conscience est infiniment supérieure à deux et deux.
Parce que, après deux et deux, cela sentend, il ne reste
non seulement plus rien à faire, mais plus rien à connaître.
Tout ce quil est possible de faire alors, cest de se boucher
les cinq sens et de se plonger dans la contemplation. Bien sûr,
la conscience vous amène au même résultat, cest-à-dire
que, là non plus, il ny a plus rien à faire, mais
on peut toujours se flageller de temps à autre, et ça
vous ravigote un peu quand même. Cest vieux jeu, daccord,
mais cest mieux que rien.
10
Vous avez foi en un palais de cristal
à jamais indestructible, cest-à-dire quelque chose
à quoi on ne pourra pas tirer la langue en douce ni dire mentalement
« merde ». Et moi, peut-être, cest pour cela
que jen ai peur, de cette construction, parce quelle est
en cristal et à jamais indestructible, et quon ne peut
même pas, en douce, lui tirer la langue.
Parce que, vous comprenez: si vous installiez un poulailler à
la place du palais, au cas où il se mettrait à pleuvoir,
je me glisserais même dans le poulailler pour ne pas être
trempé, mais ma reconnaissance pour mavoir protégé
des gouttes ne me le fera pas prendre pour un palais. Vous riez, vous
dites quun poulailler vaut bien le château de Versailles,
en cas de pluie. Je vous réponds: Oui, si le seul but de la vie
est de rester au sec.
Que faire si je me suis mis en tête quon ne vit pas que
pour cela, et que, tant quà faire de vivre, autant vivre
à Versailles? Cest cela, mon désir, cest mon
envie. Vous ne me leffacerez de la cervelle quau moment
où vous saurez me changer mes désirs. Eh bien, changez-les-moi,
tentez-moi avec autre chose, donnez-moi un autre idéal. En attendant,
je ne prendrai pas un poulailler pour un palais. Supposons même
que le palais de cristal ne soit que du vent, que les lois de la nature
linterdisent et que je ne laie inventé que par suite
de ma propre bêtise, à cause de certaines coutumes ancestrales
irrationnelles de notre génération. Quest-ce que
jen ai faire, que la nature linterdise? Nest-ce pas
la même chose sil existe dans mes désirs, ou, pour
mieux dire, sil existe tant que mes désirs existent? Je
gage que vous riez encore. Riez, je vous en prie; jaccepte toutes
les moqueries, mais je ne dirai pas que je suis rassasié si jai
le ventre creux; je sais quand même que je ne saurai pas me satisfaire
dun compromis, dun zéro périodique constant,
pour la seule raison quil existe selon les lois de la nature et
quil existe en fait. Je ne prendrai pas pour le sommet de mes
désirs un immeuble de rapport, avec des appartements pour les
pauvres, des baux de mille ans et, on nest jamais trop prudent,
des Wagenheim sur une affichette. Anéantissez-moi mes désirs,
effacez-moi mes idéaux, montrez-moi quelque chose de mieux et
je vous suivrai. Je suppose que vous me répondez que je fais
beaucoup dhistoires pour rien - auquel cas je vous réponds
la même chose. Nous parlons sérieusement; si vous ne voulez
pas me faire lhonneur de mécouter, je ne vous retiens
pas. Jai mon sous-sol. Mais, tant que je suis vivant et que je
désire - que ma main se dessèche si japporte une
seule brique à un bâtiment de ce genre! Oubliez ce que
jai dit, tout à lheure, quand je refusais le palais
de cristal pour la seule raison quil était impossible de
lui tirer la langue. Si jai dit ça, ce nest pas du
tout que jaime tirer la langue. La seule chose, peut-être,
qui me mettrait en rage, cest que dans toutes vos constructions,
jusquà présent, on nen trouve pas, des palais
où lon puisse même ne pas tirer la langue. Non, je
me la laisserais couper, cette langue, avec reconnaissance, sil
pouvait arriver que je naie moi-même plus jamais envie de
la tirer. Quest-ce que jen ai faire, si ce palais, on ne
peut pas le construire, et quil faille bien nous contenter dappartements?
Pourquoi est-ce que je suis bâti de tels désirs? Nai-je
donc été bâti que pour parvenir à cette conclusion
que toute ma construction nest que du vent? Est-ce que vraiment
cest là le but? Je narrive pas à y croire.
Encore que, vous avez: je suis convaincu quil faut lui mettre
le mors aux dents, à notre gars du sous-sol. Il est capable de
se taire dans son sous-sol pendant quarante années, bien sûr,
mais quil arrive à resurgir dans la lumière - il
parle, il parle, il parle...
11
A la fin des fins, messieurs: mieux vaut ne rien faire
du tout! Mieux vaut être inerte en toute conscience! Et donc,
vive le sous-sol! Jai eu beau affirmer que jétais
jaloux de lhomme normal jusquà la bile la plus noire
- dans les conditions où je le vois, je ne veux pas devenir comme
lui. (Même si je ne cesse pas dêtre jaloux. Non, non
- le sous-sol a quand même plus dintérêt!)
Là, au moins, il est possible... Eh là, mais là
aussi je raconte nimporte quoi! Je raconte nimporte quoi
parce que je sais moi-même, comme deux et deux, que ce nest
pas le sous-sol qui est mieux, cest quelque chose dautre,
quelque chose qui na rien à voir, et que je cherche tellement,
et que je ne trouverai jamais! Au diable le sous-sol!
Mais voilà ce qui serait le mieux: si je croyais moi-même,
un tout petit peu, à ce que jai écrit. Je vous jure,
messieurs, il ny a pas un mot, non, pas un seul, auquel je croie
dans ce que je viens de gribouiller! Cest-à-dire que jy
crois, et, en même temps, je crois que je ny crois pas,
je ne sais pour quelle raison, je sens et jai dans lidée
que je suis en train de mentir comme un bateleur de foire.
- Pourquoi avez-vous donc écrit tout ça? demandez-vous.
- Je vous enfermerais pour quarante ans, sans rien à faire, et
je reviendrais vous voir quarante années plus tard, dans votre
sous-sol, pour voir où vous en êtes... Est-il possible
de laisser seul un homme sans rien à faire pendant quarante années?
- Et vous navez pas honte, et ça ne vous humilie pas? me
direz-vous peut-être, en secouant la tête avec mépris.
Vous avez soif de vivre et vous répondez vous-même aux
questions essentielles avec votre logique de la confusion. Vos attaques
sont tellement énervantes, tellement insolentes, et - en même
temps - comme vous avez peur! Vous dites nimporte quoi et vous
en êtes satisfait; vous proférez des insolences, vous tremblez
perpétuellement de ce que vous dites, et vous demandez pardon.
Vous assurez que vous navez peur de rien, et, en même temps,
vous essayez de vous grandir devant nous. Vous assurez que vous grincez
des dents, et, en même temps, vous plaisantez pour nous faire
rire. Vous savez que vos bons mots ne sont pas drôles, mais il
est clair que vous êtes heureux de leur qualité littéraire.
Peut-être est-ce vrai que vous avez souffert, mais vous néprouvez
pas le moindre respect pour votre souffrance. Vous détenez une
vérité, mais vous navez pas la moindre pudeur; cest
la gloriole la plus mesquine qui vous fait exhiber votre vérité
devant tout le monde, au pilori, à la foire... Oui, vous voulez
dire quelque chose, mais votre peur vous fait cacher votre dernier mot
car vous navez pas assez de cran pour lui trouver une expression,
vous nêtes mû que par une insolence lâche. Vous
vous flattez de votre conscience, mais vous ne faites quhésiter,
car même sil est vrai que votre esprit travaille, votre
cur est noirci par la dépravation et, sans un cur
pur, une conscience pleine et juste est inimaginable. Et comme vous
êtes énervant, que vous êtes collant avec toutes
vos grimaces! Mensonge, mensonge et encore mensonge!
Evidemment, ce que vous me dites là, je viens de linventer.
Cest toujours le sous-sol. Pendant quarante années jai
écouté ce genre de discours derrière la porte.
Je les inventés moi-même, il ny avait que ça
qui se laissait inventer. Pas étonnant que ça se soit
appris par cur, et que ça me fasse de la littérature...
Enfin, est-ce que vraiment, vraiment, vous pensez que jai à
ce point une cervelle doiseau pour imaginer que tout cela, je
le publierai et que je vous le donnerai à lire? Encore une chose
qui métonne: cest vrai, pourquoi est-ce que vous
appelle « messieurs », pourquoi est-ce que je madresse
à vous comme si, vraiment, je madressais à des lecteurs?
Les oeuvres du genre de celle que jai lintention décrire,
on ne les publie pas, on ne les montre à personne. Du moins nai-je
pas assez de force en moi - et je ne pense pas quil faille que
jen aie. Mais, voyez-vous: une fantaisie mest entrée
dans la tête, et je veux la réaliser quoi quil men
coûte. Voilà de quoi il sagit.
Il y a dans les souvenirs de chacun des chose quil ne révèle
pas à tout le monde, mais seulement à des amis. Il y a
des choses quil ne révélera pas même à
ses amis, mais seulement à sa propre conscience, et encore -
sous le sceau du secret. Et il y a enfin des choses que les hommes craindront
de révéler même à leur propre conscience,
et ces choses, même chez les hommes les meilleurs, il y en a une
quantité qui saccumule. On pourrait lénoncer
ainsi: plus les hommes sont honnêtes, plus il y en a. Au moins,
moi-même, nai-je décidé que récemment
de me rappeler certaines de mes aventures - jusquà présent,
je les avais toujours contournées, avec, même, une inquiétude
bien réelle. Maintenant, non seulement je me les rappelle mais
jai encore décidé de les écrire, et cest
cela que je veux essayer: est-il possible dêtre entièrement
sincère - ne fût-ce quavec sa propre conscience -
et daffronter toute la vérité? Une parenthèse:
Heine affirme que les autobiographies fidèles sont presque impossibles
car il est presque sûr quon se mentira à soi-même.
Il pense, par exemple, que Rousseau a menti dans sa confession, et quil
a même menti sciemment, par vanité. Je suis sûr que
Heine a raison; je comprends très bien quon puisse saccuser
de tous les péchés du monde par simple vanité,
et je conçois parfaitement quel genre de vanité cela peut
être. Mais Heine parlait dun homme qui faisait une confession
publique. Moi, je nécris que pour moi seul et je déclare
une fois pour toutes que même si jécris en ayant
lair de madresser à des lecteurs, cest seulement
pour faire bien, parce que cest plus facile. Ce nest là
quune forme, une pure forme vide, je naurai jamais de lecteurs.
Je lai déjà déclaré...
Je veux que rien ne vienne me gêner dans lécriture
de mes carnets. Je nétablirai ni ordre ni système.
Ce qui me reviendra en mémoire, je le noterai.
Tenez, par exemple: vous auriez pu pinailler sur le mot et me demander:
sil est vrai que vous ne comptez pas avoir de lecteurs, pourquoi
vous faites-vous de telles remarques - et par écrit, encore!
- comme quoi vous nétablirez ni ordre ni système,
vous notera ce qui vous reviendra, etc. ? Pourquoi toutes ces explications?
A quoi bon ces excuses?
- Ah, mais précisément! vous dis-je.
Remarquez, il y a là toute une psychologie... Peut-être
le fait que je suis simplement un lâche. Peut-être aussi
le fait que si je mimagine devant un public, cest pour me
tenir un peu plus décemment pendant que jécrirai.
Des raisons, on en trouverait mille.
Et cela, encore: au fond, pourquoi diable est-ce que je veux écrire?
Si ce nest pas pour le public, on pourrait croire quil suffirait
de se souvenir mentalement, sans rien traduire sur le papier.
Bien sûr, messieurs: seulement, sur le papier, cela prendra un
air plus solennel. Il y aura là je ne sais quoi de plus imposant,
mon propre tribunal sera plus fort, jaméliorerai mon style.
Et puis: peut-être le fait décrire mapportera-t-il
un soulagement. Ces jours-ci, par exemple, il y a un vieux souvenir
qui moppresse entre tous. Je men suis souvenu en détail
il y a quelques jours et il ne me quitte plus depuis, comme un air de
musique affligeant qui ne veut plus se décoller de vous. Il faudra
bien quil se décolle, pourtant. Des souvenirs comme celui-là
jen ai des centaines; sauf que, parfois, dans cette centaine,
il y en a un qui se dégage et qui moppresse. Je ne sais
pas pourquoi, mais il me semble que si je le transcris, il va se décoller.
Pourquoi ne pas essayer?
Enfin: je mennuie, je ne fais rien à longueur de journée.
Ecrire, cest comme si cétait du travail. On dit que
le travail vous rend honnête et bon. Eh bien, voici au moins une
chance.
Il neige en ce moment, cest une neige mouillée, jaune,
glauque. Hier, cétait pareil - cétait pareil
les jours davant. Cest cette neige mouillée, je crois,
qui ma rappelé cette anecdote qui refuse maintenant de
se décoller de moi. Que mon récit soit donc sur la neige
mouillée.
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